Dora, rampe de lancement mal connue de la conquête spatiale

Le 21 juillet 1969, l’amertume des anciens déportés du camp de Mittelbau-Dora devant l’exploit de l’homme marchant sur la lune fut bien réelle. Mittelbau-Dora était un camp souterrain d’extermination par le travail dans lequel les nazis fabriquaient, pendant la Seconde Guerre mondiale, les fusées V2 censées leur donner la victoire finale. Situé en Thuringe, ce camp a longtemps été passé sous silence dans l’histoire de la déportation. Et pour cause, son directeur scientifique, Wernher von Braun, l’inventeur des V2, c’est à dire de la fusée à propulsion liquide, avait été exfiltré par les Américains, dans les tous derniers jours de la guerre. Ceux-ci en avaient fait quelques années plus tard, le directeur du programme Apollo, qui envoya le premier homme sur la lune. Un ancien nazi à la tête d’un tel projet, tout cela n’était pas très présentable. Alors, Dora, fut pendant des décennies, présenté comme un simple camp de travail.

La réalité était tout autre. D’abord rattaché en 1943 au camp de Buchenwald, puis de plus en plus autonome, Dora vit passer près de 60.000 déportés, dont environ un tiers y perdit la vie en raison des conditions de travail inhumaines, des mauvais traitements et des exécutions. Parmi eux, 9.000 venaient de France, la plupart, arrêtés pour faits de résistance. Un travail initié il y a plus de vingt ans a récemment abouti, lequel a permis de reconstituer la biographie de chacun d’eux, et a été édité grâce au Cherche-Midi, dans un ouvrage monumental de 2.500 pages : « Le livre des 9.000 déportés de France à Mittelbau-Dora ».

Porté, entre autres, par le Centre d’histoire de La Coupole, à Saint-Omer, et par l’historien Laurent Thierry, directeur scientifique du projet, ce dictionnaire biographique a d’abord une fonction mémorielle. Lancé en 1998 par l’Amicale des anciens déportés de Dora-Ellrich, le projet veut d’abord rendre hommage à ces résistants et à leur engagement. De Abada Roger, résistant communiste à Zyman Benjamin, membre de l’organisation juive de combat, il est fascinant et émouvant de se plonger dans ces trajectoires de vie qui sont autant singulières que reliées entre elles par des valeurs et des circonstances, et de suivre les interactions de la petite histoire et de la grande.

Mais, le projet a aussi une vocation scientifique. En histoire, la méthode se nomme la prosopographie, c’est-à-dire qu’elle vise à dégager les caractères communs d’un groupe en se fondant sur la reconstitution et l’analyse du parcours de vie de chacun d’entre eux. De fait, un matériau considérable et inédit est désormais à la disposition des chercheurs et va permettre de renouveler la connaissance du système de répression mis en place en France et en Allemagne. Enfin, l’ambition est aussi pédagogique. Depuis plusieurs années, le Centre de La Coupole tisse des partenariats avec les établissements scolaires pour faire connaître aux élèves l’histoire de la Résistance et de la déportation. Ce livre constitue désormais un outil exceptionnel à la main des enseignants.

Au-delà de la mise en lumière du camp de Dora, cet ouvrage vient nous rappeler les liens étranges qui unissent déportation nazie et conquête spatiale. «Science sans conscience n’est que ruine de l’âme», écrivait François Rabelais dans Pantagruel, au XVIème siècle. Les technologies qui ont permis après la guerre les vols habités hors de l’atmosphère ont été expérimentées par le Troisième Reich avec la fabrication d’engins (ci-contre le fameux V2) par une main-d’œuvre venue de toute l’Europe et réduite en esclavage. Mélange du meilleur et du pire, cette histoire ne peut que nous plonger dans la plus grande des perplexités sur la nature humaine et sur la relation toujours difficile entre progrès scientifique et progrès moral.

De ce point de vue, tant les Américains que les Soviétiques ne se sont pas embarrassés du passé des scientifiques allemands, qu’ils récupéraient parce qu’ils pouvaient les servir dans la rivalité naissante entre les deux puissances.

David Clair

 

« Le livre des 9.000 déportés de France à Mittelbau-Dora », éditions Le Cherche-Midi, sous la direction de Laurent Thiery, préface d’Aurélie Filippetti, 49 euros

 

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10 réponses à Dora, rampe de lancement mal connue de la conquête spatiale

  1. rousseau dit :

    Aurélie Fillpetti ! je sauterai la préface.
    Désolé mais la promotion culturelle qu »elle a eue est indécente!
    Donatien Rousseau

    • Yves Brocard dit :

      J’avais eu le même haut-le-cœur (pas « haut les cœurs » !) en voyant son nom. Il serait intéressant de savoir à quel titre, sous quelle « étiquette », elle signe cette préface, et si elle s’est fait payer (ou autre « bonne manière ») pour cela. Ces politiques sont sans scrupules et son parcours montre qu’elle mange à tous les râteliers et change de râtelier dès qu’il ne lui convient plus, ou qu’elle ne convient plus. Mais depuis Lang, que l’on célèbre, à juste titre mais peut-être un peu trop, actuellement, il n’y a pas eu un/une ministre de la culture à la hauteur du poste. Elle en fait partie, ainsi que l’actuelle.

  2. GUINARD CAROLE dit :

    Peu importe qui signe la préface, à mon avis ce n’est pas le sujet. L’intérêt de livre est qu’il dévoile un fait méconnu du grand public dans l’histoire de la Résistance. Je savais que les Américains avaient récupéré bon nombre de scientifiques allemands, mais j’ignorais l’existence de ce camp et le rôle des prisonniers dans l’élaboration des V.2.
    Merci à l’auteur de cet article d’avoir mis en lumière ce travail d’historien.

  3. Jérôme Janczukiewicz dit :

    Le dictionnaire des déportés de Dora est un ouvrage remarquable qui a été offert aux familles de ces déportés lors de cérémonies émouvantes, notamment à Nancy. Le grand-père d’Aurélie Filippetti, ainsi que deux grands-oncles, résistants à Audun-le-Tiche, y furent déportés en 1944, et seul un des grands-oncles, Filippo, en revint. C’est pourquoi elle a préfacé l’ouvrage, de façon sobre, en rappelant ce passé douloureux, et en faisant une synthèse de ce que fut Dora et son enfer. Ce sont les associations patriotiques locales qui l’ont sollicitée lors de la rédaction des biographies des membres de sa famille.

    Jérôme Janczukiewicz
    President du comité du Souvenir Français de Nancy/ Nancy Est.

    • Yves Brocard dit :

      Merci pour ces explications sur la participation d’Aurélie Filippetti à cet ouvrage, qui répondent à mes interrogations et justifient pleinement cette préface.

  4. En tant que Directeur scientifique de l’ouvrage, je tiens à faire une mise au point, même si la question de l’auteure de la préface ne devrait pas effacer le coeur du sujet d’un projet mémoriel et historique sans précédent. En effet, Aurélie Filippetti a été, comme de nombreuses autres familles, approchée dans le cadre de la rédaction des notices de 3 membres de sa famille. C’est moi, après concertation avec le « noyau dur » des auteurs bénévoles qui ai sollicité Aurélie Filippetti pour signer ce texte. Quant à la question de savoir ce qu’elle aurait pu demander en retour, elle est indécente. Comme c’est rappelé sur le Livre, l’intégralité des droits est reversée à la Fondation pour la mémoire de la Déportation. Aucune des personnes qui ont contribué à cet ouvrage ne touche une seul centime. Laurent Thiery, Dr en Histoire, directeur des projets historiques à La Coupole d’Helfaut et directeur scientifique du Livre des 9000 (Pas-de-Calais). https://www.facebook.com/DictionnaireDesDeportesDeFranceADora/

    • Jérôme Janczukiewicz dit :

      Bonsoir monsieur,
      Dans mon message, j’évoquais la rédaction des trois biographies par madame Claude Favre, de l’AFMD 54, et aussi le fait que madame Filippetti était intervenue par visioconférence lors de la remise du dictionnaire à Nancy, sur l’invitation des associations patriotiques, notamment de l’AFMD 54, et j’y avais été invité comme président du comité nancéien du Souvenir Français. Je ne conteste absolument pas votre rôle dans le choix de madame Filippetti pour la rédaction de la préface.
      Avec mes sentiments cordiaux,

      Jérôme Janczukiewicz
      Président du comité du Souvenir Français de Nancy/ Nancy Est.
      Jérôme Janczukiewicz

  5. Marie-Hélène Fauveau dit :

    Merci
    Je crois qu’à Dora il y eut des savants de toutes sortes : j’ai- il me semble- entendu parler d’Oulipiens qui lors des interminables et cruels appels se racontaient leurs souvenirs des oeuvres du musée du Louvre ; il y a eu une conférence à l’auditorium du Musée sur cet épisode Je vais retrouver mes notes il me semble que c’était à Dora…
    Merci pour ce travail d’histoire et de mémoire ; n’ayons pas la mémoire courte !

  6. Laurent Thiery dit :

    Merci Madame. Il s’agit sans aucun doute de François Le Lionnais, matricule 77852 à Dora. Olivier Salon auteur de sa biographie ( 2016, éditions Le Nouvel Attila) nous a fait le plaisir de signer la notice dans le Livre des 9000 de Dora. Bien cordialement, Laurent Thiery.

  7. Flourez BM dit :

    A travers la tragédie des êtres broyés par une volonté de pouvoir et de puissance, c’est bien aussi une véritable question épistémologique qui est ici en cause, à l’heure où les médias n’ont jamais autant parlé de science.
    Nous retrouvons ici tous les vieux « démons » humains et toutes les questions qui nous rappellent, en tout état de cause, que progrès humains et progrès scientifiques ne sont pas la même chose.
    La fin justifie-t-elle les moyens ? Gagner le monde (quel monde ? ) et se perdre ? Science et conscience ? Science et morale ? Physique et métaphysique ? Autrement dit, la science peut-elle répondre à la question : qu’est-ce qu’un être humain ? La réponse demeure un choix, pas une science.

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