Le plus étonnant sur cette lettre de Guillaume Apollinaire à l’écrivain essayiste albanais Faïk Bég Konitza, ne vaut pas tant par son contenu que par son en-tête. Postée en juin 1912, elle est siglée d’un tennis-club qui existait alors dans le 16e arrondissement rue Saint-Didier. Une carte postale ancienne nous apprend que les courts étaient ouverts aux joueurs de huit heures le matin à minuit. On savait Apollinaire escrimeur à ses heures mais il est fort peu probable qu’il s’habillait en blanc pour monter marquer à la volée des points au filet, afin de s’inscrire dans les pas du champion de l’époque, Maxime Omer Mathieu Decugis. Selon une notice de Victor Martin-Schmets dans la Correspondance générale de l’écrivain, le papier utilisé ce jour-là par Apollinaire (habitant encore le 16e arrondissement) était sans doute le premier à lui être tombé sous la main. Cette lettre fait partie de la collection littéraire du banquier Hubert Heilbronn qui sera dispersée aux enchères demain chez Sotheby’s à Paris.
Parmi les pépites que se disputeront les enchérisseurs, figure en outre, un courrier de Louise de Coligny-Châtillon (l’une des grandes amantes d’Apollinaire) à André Rouveyre, grand ami du susdit. Elle est intéressante parce que Lou, deux ans après la mort du poète, y fait acte de contrition. Elle lui dit son émotion après avoir lu un texte de Rouveyre sur Apollinaire. Fidèlement retranscrite par Sotheby’s cela donne : « Je ne savais pas que tu avais connu Guillaume aussi intimement après le malentendu qui nous a séparés (…) il y a alors bien des détails que je n’ai plus sus sur lui et que je te demanderai quand nous nous verrons (…) La mort qui empêche à jamais les amis de se réconcilier est une chose horriblement triste ! Il t’a parlé de l’inconstance de mon amitié. Je lui ai fait de la peine parce que je ne l’ai pas compris. Il y avait un trop grand abîme entre sa mentalité et celle dans laquelle j’avais vécu jusque là. Plus tard avec plus d’expérience de la vie, nous nous serions rapprochés, j’en suis sûre, nous devions être amis. »
Cet éclairage est utile. Apollinaire avait connu Lou sur la Côte d’Azur, peu avant son engagement pour la guerre. Il lui fit du charme parmi les troubles fumées de l’opium. Son entreprise de séduction avait été laborieuse malgré l’inspiration magnifique de sa plume. Alors qu’elle avait la réputation de se donner sans trop de difficultés à qui lui faisait un sourire aimable, elle avait résisté avant de succomber quinze jours d’affilée dans une chambre d’hôtel nîmoise. Il continua de lui écrire sur le front tout en débutant une autre entreprise amoureuse avec une certaine Madeleine Pagès, histoire d’avoir deux fers au feu. Tout a été dit sur les voluptueux poèmes et lettres sensuelles qu’il écrivait à Lou entre deux mitrailles. Durant le conflit, il lui prêta même son appartement du boulevard Saint-Germain. Lorsqu’il partit à Oran en Algérie, pour retrouver Madeleine la fiancée d’Oran, à la faveur d’une permission, il crut bon de lui mentir en prétextant une visite à « des amis ». Une rancœur entre les deux ex-amants subsista longtemps.
Cependant en 1920, quand elle correspondit avec André Rouveyre, elle ne savait probablement pas qu’une autre femme s’était infiltrée entre eux deux. Madeleine était en effet, longtemps restée dans l’ombre. Si elle avait su, peut-être aurait-elle nuancé ses regrets encore que, s’agissant d’une femme qui avait des vues et des pratiques très modernes sur l’amour libre. André Rouveyre en disait (rappelle pertinemment Sotheby’s): « spirituelle, dégagée, frivole, impétueuse, puérile, sensible, insaisissable, énervée, un peu éperdue en somme (…). Gracieuse et novice aventureuse, frivole et déchaînée, prodigue à la fois et avare de soi, imprudente et osée, et plutôt d’ailleurs pour la frime que pour l’enjeu. »
Selon la maison de vente, la missive est estimée entre cinq et sept mille euros soit à peu près dans les mêmes eaux qu’une lettre de Apollinaire à Lou postée en 1915 dans laquelle il lui chantait, entre autres descriptions de sa vie d’artilleur encaserné: « Mon amour pour toi est aussi un projectile, un petit astre, un obus qui part de moi, décrivant une trajectoire qui t’atteint sans cesse et éclate de façon à t’envelopper de toutes les forces que je mets à t’aimer. » Il avait là, on l’admettra, un certain talent pour marquer des points comme si sa vie en dépendait (et elle en dépendait), tel le champion de tennis qu’il n’était donc pas.
PHB
Merci Philippe d’avoir attiré notre attention sur cette vente et ces lettres. Toujours émouvant à voir et à lire. Et je suis toujours étonné de voir qu’il y a autant de documents, lettres, photos et autres qui circulent et sont proposés à la vente. C’est peut-être tant mieux pour les amateurs, et cela aiguise notre curiosité.