On se risque sur le bizarre

Se souvenir de rêves étranges au réveil nous rend perplexes, faute de savoir ce qu’ils signifient. Le Britannique John Benjamin Goodwin (1850-1912) s’était employé à en traduire certains. Ainsi, selon lui, « rêver de ténèbres » signifiait que l’on allait « trébucher sur un oreiller et tomber dans une malle ». Il maniait d’une certaine façon la poésie un brin teintée de surréalisme puisque, autre exemple, « Rêver d’un hameçon »  voulait dire que sous une « chute d’eau » nous pouvions dès lors trouver une chambre « dans laquelle un perroquet » verserait du thé.

Et il en y avait comme ça toute une ribambelle dans ce premier numéro de Bizarre paru au mois de mai 1955. Un tel titre pouvait donner licence à tout et son directeur Jean-Jacques Pauvert (1926-2014), parent d’André Salmon par son père, ne s’en était pas privé après avoir repris les rênes de cette revue fondée par Michel Laclos et éditée par Éric Losfeld au printemps 1953. Quarante huit numéros, où l’absurde avait la part belle, ont été publiés jusqu’au printemps 1968.

Bizarre était un copieux fourre-tout qui ne cédait rien à ce que promettait son titre. Dans ce premier numéro il y avait par exemple un fort intéressant article du très droitier Marcel Schneider, connu pour sa culture musicale. Dans un article du mois de janvier 2009, époque de sa disparition, Le Monde avait cité à son propos (1), une notice auto-nécrologique soit: « Il avait beau aller au théâtre, voir du monde, il habitait sur une étoile, un pied ici et l’autre sur un paradis perdu. Il a assisté au naufrage d’une civilisation élégante et cultivée qu’il aimait, telle qu’elle existait en Europe ». Dans le premier numéro de Bizarre, il avait publié un court et original article sur le palindrome musical, cette méthode consistant entre autres possibilités à jouer une partition à l’envers. Il écrivait à ce sujet que « le procédé de récurrence (utilisé à l’occasion par Bach), sans doute aussi ancien en musique que la musique elle-même » a cet avantage de « produire l’étrangeté par le moyen le plus élémentaire qui soit ». Procédé qui, au passage, ne manquera pas d’être employé par Stanley Kubrick pour l’illustration sonore d’une orgie dans « Eyes Wide Shut » (1999). Encore que dans ce cas, il suffisait de passer la bande magnétique à l’envers ce qui est plus facile, on en conviendra, que la réinterprétation d’une partition à rebours. On ne peut s’empêcher par ailleurs de songer à ce que donnerait un discours politique inversé par exemple pour commémorer le bicentenaire de la mort de Napoléon. On y gagnerait peut-être en distraction ce que l’on perdrait en lyrisme et en gravité affectée.

La chasse au bizarre dans un but journalistique a néanmoins ceci de contreproductif qu’à force de concentrer de la matière farfelue, l’ensemble finit par devenir normal. Dans cette traque de gibier éditorial, la rédaction de la revue était également allée glaner du bizarre dans le Journal Officiel, périodique pourtant peu connu pour s’égarer dans le loufoque. Mais ce que l’éditeur avait trouvé valait cependant son pesant de roudoudous à partir d’une instruction administrative publiée en 1954 par le ministre de la France d’outre-mer, François Mitterrand. Notice qui stipulait en quatre articles non destinés à faire rire on s’en doute, que certaines malformations testiculaires ou utérines pouvaient empêcher l’embauche de cadres dans les territoires relevant de ce ministère. On ne sait si ces dispositions ont un jour été abrogées à l’aune de notre époque si tatillonne à l’encontre de toute espèce de discrimination.

Mais le suc éminemment délectable de ce numéro était surtout fourni sur quatre pages par ce pince-sans-rire de John Benjamin Goodwin. Comme quoi, resservons nous une nouvelle part, « rêver d’un drapeau signifie qu’en trois temps tu vas voir l’ombre d’un oiseau flottant sur un champ de blé, et qu’en levant la tête tu ne verras que le ciel bleu ». Rien que pour lui, mais aussi pour des illustrateurs tels que Man Ray, Guy Bourdin, Siné, Félix Labisse, ou encore pour un portrait de Napoléon revisité érotiquement à la façon de Giuseppe  Arcimboldo, cela vaut le coup de se procurer ce numéro que l’on trouve assez facilement sur les sites spécialisés de brocante en ligne.

PHB

 

(1) L’article du Monde sur Marcel Schneider lors de sa disparition

Photos: ©PHB
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3 réponses à On se risque sur le bizarre

  1. Marie-Hélène Fauveau dit :

    ah merci de ce rappel : je ne lisais pas ce genre de publication à l’époque-autres choix dans divers domaines sans doute- mais je suis sûre que je vais apprécier aujourd’hui au travers de la notion de dystopie…

  2. Laurent Vivat dit :

    Je ne connaissais pas cette revue; merci pour la découverte.

  3. Jérôme Janczukiewicz dit :

    Une très belle découverte, dans laquelle le « bizarre » s’allie avec la poésie !

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