Brève rencontre sur la ligne 3b

La porte s’est ouverte pour livrer son flux de voyageurs au quai fébrile qui l’absorbe goulument. Chassé-croisé. A peine les derniers usagers engouffrés dans la rame de la ligne 3b que déjà la sonnerie retentit. La porte se referme en un claquement sec tassant les derniers entrés à l’avant. Lutin furtif, elle est montée in extremis à la Porte d’Aubervilliers. Se faisant toute petite, elle s’est coulée incognito dans la foule compacte pour ne pas payer son trajet. Le tram reparti, le nœud humain formé près du conducteur s’est étiré en une vague ondoyante partie s’immobiliser dans l’allée centrale. Le conducteur ne l’a pas repérée. Confiante, elle a déplié son buste et a suivi le mouvement. Elle est grande.

On peut suivre ses déplacements au gros pompon rouge vif qui couronne son bonnet bariolé tricoté à la main. Elle ne le quitte jamais quelle que soit la saison. Il ne masque qu’en partie ses cheveux hirsutes et des mèches rebelles viennent danser dans son cou. Liane ondoyante en haillons, elle a joué des coudes avec agilité pour se dégager et trouver un espace vacant où mendier.

«Salut les Amis, une petite pièce, un ticket restaurant, s’il vous plaît». Elle ne supplie pas, elle ne gémit pas, elle demande d’une belle voix posée sans accent. Le regard vif, les yeux intelligents et brillants. Un visage lumineux, une peau sombre et satinée qu’on devine douce. Des gestes gracieux. Un corps souple, un port altier. Ses petits seins espiègles pointent leur jeune âge sous la robe légère et tachée.

Personne ne fait un geste. Des passagers détournent la tête, gênés qu’on puisse mendier avec tant de fraîcheur. Elle se faufile alors au fond du wagon, prenant soin de ne pas frôler les usagers. Elle les observe intensément, un regard direct et franc qui traduit la curiosité, un regard jamais insistant. «Salut les Amis, une petite pièce, un ticket restaurant, s’il vous plaît». La voix s’est faite plus ferme. Elle ne tend pas la main, elle ne baisse pas la tête, elle la tient droite passant lentement d’un visage à l’autre. Travelling avant souligné par les mèches rebelles qui dansent sur sa nuque. Ses vêtements sont sales, ses tennis sont trouées. Elle n’a pas d’odeur. Sa dignité, fossoyeuse du désespoir, lui colle au corps. Sa résilience est tatouée sur son vécu comme un titre de noblesse. Elle semble naviguer au-dessus de la dureté de sa vie.

Quel âge a-t-elle ? 12 ans ? 14 ans ? Je lui tends une pièce de deux euros. Son regard planté dans le mien, elle la saisit de ses longs doigts en évitant de toucher ma main. Elle incline légèrement la tête sur le côté. Mieux qu’un merci, un sourire reconnaissant vient illuminer son visage gracieux. Elle redresse la tête, fait quelques pas en arrière, son regard toujours planté dans le mien, son sourire plus éclatant encore. Elle se retourne subitement et sa haute silhouette élancée, drapée dans sa fierté, se perd à nouveau dans la foule. On ne voit plus que le pompon rouge du bonnet bariolé se diriger vers la sortie du tram de la ligne 3b.

 

Lottie Brickert

Illustrations: ©Lottie Brickert

 

 

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5 réponses à Brève rencontre sur la ligne 3b

  1. Witt dit :

    J’adore..

  2. Fauvel dit :

    Très jolie rencontre racontée avec humanité et poésie.

  3. michel dit :

    J’ai bien aimé ce court voyage ondoyant et lumineux sur la ligne 3B avec ticket.
    Biz

  4. Raymond dit :

    Lottie au grand cœur, je te reconnais bien là, attentive à la détresse humaine qui laisse indifférents tous ces voyageurs du métro…
    Trop belle, ton histoire.
    Petite remarque néanmoins de l’habitué de la ligne 3b que je suis : ta resquilleuse au pompon rouge est certainement montée à Porte des Lilas, car la station Porte d’Aubervilliers n’est pas sur la ligne 3bis

  5. Lottie dit :

    Il s’agit de la ligne de Tramway 3b (tram ci-avant) qui va de la Porte de Vincennes à la porte d’Aniesres et non de laligne de métro 3bis!

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