L’allié intestin

C’était peut-être un faux mais non car le serpent a fini par ouvrir un œil. Et Martin, quoique stupéfait, constata que le reptile qui lui faisait face n’en avait plus qu’un. L’autre avait l’air comme suturé, collé, en tout cas fermé par une méchante conjonctivite qui ne devait pas dater d’hier. Il était naturellement lové en spirale avec le bout de la queue qui oscillait comme sous l’effet d’un mol courant d’air. Martin prenait possession de l’appartement de son jeune frère, brutalement mort avant lui. Et il venait de comprendre qu’il n’y vivait pas tout à fait seul. Appuyé d’une main sur sa canne, il chaussa de l’autre ses lunettes et tira de sa poche, la lettre testamentaire qu’il n’avait pas pris la peine de lire. Elle contenait un post-scriptum assez bref, intitulé « à propos de Léon ». Il était écrit que Léon ne dévorait plus depuis longtemps de proies vivantes et qu’il se contentait de pâté en boîte sans dédaigner, de temps à autre, une sucrerie.

Martin éprouva un besoin assez naturel de s’asseoir. Il le fit juste en face du serpent. Comme il n’avait aucune connaissance en la matière, il était incapable de déterminer de quel type de serpent il s’agissait. Dans sa lettre son frère évoquait un boa, mais connaissant bien son cadet, rien n’était moins sûr. Tout juste pouvait-il supposer que si l’animal devait déployer ses anneaux superposés, cela devait donner une longueur respectable.

Léon le reptile fixait Martin de son œil valide. Sa vieille langue blanchie par l’âge produisait un vague bruit de suçotement et son interlocuteur se dit que la bête, abandonnée depuis trois jours, avait peut-être faim. Sans doute pour le conforter dans cette idée, Léon esquissa une affreuse grimace qui se voulait peut-être un sourire, en tout cas un signe d’encouragement. Martin trouva dans la cuisine une pile de pâtés bretons, en ouvrit une avec la tirette, versa le contenu sur une assiette en plastique et la déposa au pied du serpent en la poussant prudemment du bout de sa canne. Sans façon, le serpent tendit son cou, engloutit d’une traite le pâté et opéra une déglutition littéralement spectaculaire dans la mesure ou le cheminement de la nourriture lui déforma le début du corps, lequel n’était au fond qu’un long tube digestif. C’est ainsi que les deux êtres commencèrent de s’apprivoiser.

Martin ne s’était pas installé tout de suite chez son frère en raison d’une inquiétude compréhensible. Mais il y passait tous les jours pour donner sa double dose de pâté à l’animal, qu’il faisait suivre de plusieurs biscuits au beurre. Et puis les jours suivant d’autres jours, il finit par emménager parce que l’appartement était agréable et que le serpent, aux limites de son espérance de vie, avec ses écailles miséreuses, n’avait semble-t-il plus d’énergie pour jouer des tours à son nouvel hôte et même des doubles tours façon étranglement traditionnel.

C’est au milieu de cette muette et pacifique cohabitation, qu’un jour Gisèle, s’en vint sonner à la porte. Gisèle qu’il avait connue dans un bal et avec laquelle il vécut une passion intranquille mais forte. Elle aussi n’était plus toute jeune. Deux dents de devant lui manquaient, une en bas une en haut. Mais elle n’avait pas renoncé à Martin, lequel avait également la mâchoire incomplète. Elle était de la catégorie tenace et tentait après chaque brouille, de revenir à l’assaut de son vieil amant. Ayant appris que Martin habitait désormais chez son frère, c’est ainsi qu’elle était venue se représenter.

Elle crut tout d’abord que Léon, en pleine sieste, était empaillé et eut un commentaire tout à fait désobligeant sur cette chose « bonne pour la benne ». Là encore Léon se crut dans l’obligation de faire son sourire de bête extra-terrestre et l’impression qu’il fit à Gisèle fut on s’en doute désastreuse. Elle poussa un cri que le serpent n’entendit pas puisque n’ayant pas d’ouïe à proprement parler. Elle fit mine de défaillir alors que rien n’avait jamais pu l’ébranler dans la vie, même le jour où ses deux bas glissèrent d’un coup en plein baptême de son filleul. Voyant que cela ne prenait pas elle s’adressa à Martin avec sa sévérité habituelle et lui asséna « que ce serait le python ou elle ». Martin lui expliqua qu’il s’agissait plus probablement d’une sous-catégorie de boa, plus courte que les autres et qu’au surplus, notamment par égard pour son frère, il ne pourrait se résoudre à mettre le reptile dehors. Gisèle tourna alors ses hauts talons, se dirigea vers la porte et traita son ancien compagnon de « crétin irréversible » avant de disparaître dans cette autre spirale qu’était le vieil escalier de l’immeuble.

Martin se servit une liqueur aux cerises. Et, à l’aide d’une petite cuillère, en versa une portion dans la gueule du serpent qui ne sembla pas désorienté le moins du monde par cette offrande de bon goût. Les deux êtres terrestres, l’un de format intestinal, l’autre dans sa supériorité verticale, venaient de sceller un pacte entre espèces.

 

PHB

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3 réponses à L’allié intestin

  1. Yves Brocard dit :

    Réjouissant conte de réconciliation entre l’humain et l’animal, les deux un peu amochés, dont la planète aurait bien besoin.
    Une suite élégante, en quelque sorte, à Gros-Câlin de Romain Gary/Émile Ajar.
    Merci et bonne journée

  2. Boccaccio Catherine dit :

    Heureuse de retrouver cet art d’écrire des nouvelles.

  3. guillemette de Fos dit :

    J’attends la suite des aventures de Léon et Martin pour guérir ma phobie reptilienne

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