Eugène Atget, le photographe de Paris

Eugène Atget (1857-1927), artiste autodidacte et précurseur, qui a marqué des générations de photographes malgré une notoriété posthume, a consacré la majeure partie de son existence à photographier Paris. Pendant trois décennies, il s’est évertué à constituer une collection des plus complètes sur ce paysage urbain de la fin du XIXème et du début du XXème siècle, produisant des milliers de clichés qu’il organisait en séries, numérotait et légendait avec minutie : “Paris Pittoresque”, “Art dans le Vieux Paris”, “Environs de Paris”, “Topographie du Vieux Paris”, “Intérieurs parisiens”… À partir des 9.164 tirages d’Atget que contiennent les archives du musée Carnavalet – Histoire de Paris, la Fondation Henri Cartier-Bresson présente actuellement une impressionnante exposition de l’artiste. Près de 150 épreuves originales, tirées par Atget lui-même, attestent ainsi de la singularité d’une œuvre tout aussi moderne que poétique qui va bien au-delà de la simple documentation, aussi intéressante soit-elle. Des images d’une réelle beauté et une exposition incontournable.

En préambule, une projection murale des clichés de la série “Paris Pittoresque”, illustrant l’activité des Parisiennes et Parisiens dans la rue, nous montre une pléthore de petits métiers ambulants pour la plupart aujourd’hui disparus : marchands d’abat-jour, de paniers de fil de fer ou de moulages, portefaix, rémouleurs, marchands des quatre saisons, cardeurs, joueurs d’orgue et de harpe, chiffonniers, laveurs de vitres, raccommodeurs de porcelaine, marchandes de lacets, bitumiers… Un inventaire au doux parfum d’antan.
Sur le mur mitoyen est présenté un gigantesque agrandissement du “Cabaret de l’Homme armé, 25, rue des Blancs-Manteaux, IVe, septembre 1900”. Le cliché (image d’ouverture) est d’une harmonie totale : dans une symétrie parfaite, la façade ouvragée d’un cabaret s’offre à nous, avec, en son centre, un homme se tenant debout derrière la porte vitrée. Fixant le photographe, il plonge conséquemment son regard dans le nôtre. Cet échange de regards et la présence de cet homme font tout le sel de ce cliché, lui accordant ce petit supplément d’âme dont Atget semblait avoir le secret et qui, en d’autres termes, s’appelle le talent.

La présence humaine sera cependant absente de la plupart des clichés suivants, le photographe s’attachant à explorer, comme s’il les collectionnait, les moindres recoins du Vieux Paris. Rues désertes, cours de quartiers populaires, puits et fontaines, vieilles maisons, entrepôts, devantures de magasins, mais aussi hôtels particuliers, églises, cimetières, chapelles… rien ne semble avoir échappé à l’exploration minutieuse du photographe. L’aspect satiné de ces photographies, dû à un tirage réalisé sur un papier albuminé, est du plus bel effet et leur confère un charme particulier. Là encore fleure un doux parfum d’antan… La Bièvre, l’entrepôt de Bercy, le cloître Saint-Honoré, le cimetière Sainte-Marguerite, le couvent des Hospitalières Saint-Gervais, celui de la rue de Sèvres, les fortifications enserrant alors la capitale… sont des lieux que nous n’avons plus l’heur de connaître.

Mais ce qui frappe dans ces belles images, c’est un cadrage et un usage des lignes de fuite très novateur, la délicatesse de la lumière et l’attention portée au détail. Un heurtoir de porte pittoresque, l’agencement harmonieux d’une cour, l’élégance d’un escalier ont su retenir l’attention de l’artiste qui les a aussitôt captés avec grâce, comme l’avait si justement remarqué le photographe Walker Evans (1903-1975) : “Il en ressort une intelligence lyrique de la rue observée par un œil exercé, un instinct aigu de la patine, un sens du détail évocateur, le tout revêtu d’une poésie qui n’est pas la “poésie de la rue” ou la “poésie de Paris”, mais une projection de la personne même d’Atget.”

Pourtant, rien, au départ, ne destinait Eugène Atget à la photographie. D’abord marin, puis acteur sans succès, il s’essaie un temps à la peinture avant de se tourner, à 30 ans, vers la photographie et à produire ce qu’il appelle des “documents pour artistes” : images de végétaux, de paysages et d’objets variés. En 1897, il commence à photographier Paris et en fait très vite son sujet de prédilection. Il vend ses premiers tirages au musée de Sculpture comparée du Trocadéro et au musée Carnavalet. Il élargira, par la suite, sa clientèle institutionnelle, publiera ses photos sans mention d’auteur et en éditera également sous forme de cartes postales.

C’est en 1925 que la jeune photographe américaine Berenice Abbott (1898-1991), alors assistante de Man Ray (1890-1976), voisin d’Atget rue Campagne-Première dans le quartier de Montparnasse, découvre les images du vieil homme. Elle lui rend régulièrement visite et lui achète des tirages. L’année suivante, Man Ray publie, sans préciser son nom, trois photographies d’Atget dans le numéro 7 de la revue “La Révolution surréaliste”.  En 1927, peu de temps avant sa mort, Berenice Abbott prend l’artiste en photo, réalisant deux très beaux portraits présents dans l’exposition. Abbott le décrit en ces termes : “De plus en plus voûté sous le poids terrible de son appareil, ses traits empruntèrent progressivement ceux d’un acteur fatigué que j’ai eu l’honneur de photographier peu de temps avant sa mort.  Il mourut en août 1927. Avec, me semble-t-il, le sentiment d’avoir accompli sa mission.”

À la mort d’Atget, avec l’aide du galeriste Julien Levy, Berenice Abbott a racheté son fonds d’atelier et n’a eu de cesse par la suite de promouvoir son œuvre, lui conférant une notoriété posthume. Comme l’atteste si merveilleusement l’exposition, les clichés d’Atget, au-delà de leur caractère documentaire, témoignent d’une profonde sensibilité esthétique et d’une perception poétique des choses. Rien de surprenant à ce qu’elle ait fasciné les surréalistes, faisant dire au poète Robert Desnos (1900-1945) : “La ville meurt. Les tombent se dispersent. Mais la capitale du rêve dressée par Atget dresse ses remparts inexpugnables sous un ciel de gélatine.”

Comme en écho à cette exposition, le musée Carnavalet – Histoire de Paris présente concomitamment “Henri Cartier-Bresson. Revoir Paris”, mettant en lumière l’importance de Paris dans la production d’un des plus grands photographes du 20ème siècle qui fut lui-même fortement marqué par l’œuvre d’Atget.

Isabelle Fauvel

Exposition “Eugène Atget. Voir Paris” jusqu’au 19 septembre 2021 à la Fondation Henri Cartier-Bresson 79 rue des Archives 75003 Paris, du mardi au dimanche de 11h à 19h
Fermeture estivale du 9 au 27 août 2021

Légendes et crédits photos:
(1) Cabaret de l’Homme armé, 25, rue des Blancs-Manteaux, IVe, septembre 1900
© Paris Musées / musée Carnavalet – Histoire de Paris
(2) Fontaine du passage des Singes, 6, rue des Guillemites, IVe, 1911
© Paris Musées / musée Carnavalet – Histoire de Paris
(3) Coin de la place Saint-André-des-Arts et de la rue Hautefeuille, VIe, 1912
© Paris Musées / musée Carnavalet – Histoire de Paris

 

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