Festival d’Avignon, bonheurs 2021

Un été 2020 privé de festivals, une année culturelle en berne, autant dire que les retrouvailles avec Avignon étaient aussi attendues qu’inespérées. Sous la menace planante d’un variant inamical et l’instauration d’un passe sanitaire qui n’était pas pour simplifier les choses, le festival d’Avignon a  néanmoins tenu bon. À l’ombre du majestueux Palais des Papes, de son éternel Prince, et du souvenir de Jean Vilar, il a de nouveau suscité de belles émotions artistiques. Retour sur quelques bonheurs qui, espérons-le, seront bientôt partagés sous d’autres cieux par un large public.

Si les “seuls en scène” furent pléthore dans le off cette année, ils nous offrirent quelques interprétations magistrales, des moments de bravoure artistique touchant à l’exercice de haute voltige. Ainsi Laurent Orry fit-il merveille dans “Novecento : pianiste”, le célèbre texte de l’auteur italien contemporain Alessandro Baricco.  Interprète et metteur en scène de l’histoire incroyable (et inventée) de ce pianiste virtuose qui passa sa vie sur un navire sans jamais poser pied à terre, le comédien est bouleversant. Dans une mise en scène et une scénographie épurées à l’extrême, avec pour tout décor un cube en bois, Laurent Orry, acteur  à la sensibilité à fleur de peau, incarne avec beaucoup de talent ce narrateur qu’il a choisi de montrer à la dérive, en proie à un profond désespoir existentiel. Un jeu tout en ruptures dans lequel alternent moments de fougue au débit incroyablement rapide -mais toujours parfaitement maîtrisé grâce à une technique impeccable- et grandes plages de silence chargées d’émotion, font de cette performance un moment de théâtre incroyablement fort.

C’est à un exercice tout aussi périlleux que s’est livrée Isabelle Andréani en adaptant et en interprétant la nouvelle de Flaubert “Un cœur simple” (1). Mise en scène par Xavier Lemaire, la comédienne reprend ce texte qui lui avait déjà valu un beau succès. Elle y interprète Félicité, cette servante au grand cœur vivant dans la Normandie du XIXème siècle. Tout en rondeurs sympathiques, elle incarne avec énergie, finesse et bonhomie cette âme charitable. Autour d’elle coexiste toute une pléiade de personnages auxquels la comédienne elle-même donne vie (sa maîtresse, les enfants de celle-ci, un amoureux de jeunesse, le neveu Victor, le perroquet Loulou…). Là encore un décor minimaliste : des planchers de différentes hauteurs, un trapèze faisant office tantôt d’étendoir à linge, tantôt de perchoir à perroquet, une petite robe blanche et un cheval en bois miniature pour symboliser les enfants…. Une mise en scène au cordeau, simple et astucieuse, et un jeu inventif font de ce spectacle une véritable réussite. Un hommage à toutes les servantes d’il y a deux siècles par une comédienne exceptionnelle.

C’est à un personnage à des années-lumière de Félicité que Zabou Breitman rend hommage dans “Dorothy” (2), le spectacle qu’elle a écrit et interprète seule en scène. Pour mémoire, Dorothy Parker (1893-1967), née Rothschild, fut une femme de lettres américaine connue essentiellement pour sa plume acerbe et son humour au vitriol. Surnommée The Wit (L’Esprit), elle fut, pendant les années folles, un des membres principaux du groupe littéraire The Algonquin Round Table qui se réunissait alors dans le Salon Rose de l’Hôtel Algonquin à New York. Ses amis y appréciaient ses réparties cinglantes et désabusées. Se rêvant romancière, elle écrivit plus de quatre-vingts nouvelles et de nombreuses critiques littéraires et théâtrales pour Vanity Fair et The New Yorker.

Partant du fait tout à fait incroyable que ce n’est que tout récemment, le 22 août 2020 exactement, que les cendres de Dorothy Parker furent déposées dans un cimetière du Bronx, Zabou Breitman revient sur cette personnalité hors du commun. S’appuyant sur des articles du New Yorker et cinq de ses nouvelles, elle  fait revivre devant nous cette désenchantée. Tour à tour narratrice et interprète de ses personnages, la comédienne alterne le style direct et indirect, le récit et les sketches à deux. Un décor simple (banquette, table, tapis, lampes) que l’actrice manipule à vue, une régie qu’elle effectue elle-même sur scène, des changements de costumes éclair derrière un paravent et le tour est joué ! L’actrice brise le quatrième mur et instaure une belle complicité avec le public. Le spectacle est drôle et émouvant. Zabou Breitman y est formidable, faisant preuve d’une merveilleuse palette de jeu, numéro de claquettes inclus!

Avec  “Chagrin d’école”, adapté du récit autobiographique de Daniel Pennac, Laurent Natrella reprend le Singulis qu’il avait créé en 2018 à la Comédie-Française. Une aubaine pour celles et ceux qui l’avaient manqué ! Dans une mise en scène tout aussi épurée qu’efficace (un bureau et une chaise côté jardin pour le professeur, trois rangées de chaises côté cour pour la classe, un grand tableau blanc sur le mur du fond avec projections d’écritures et de dessins humoristiques, une bande son avec voix off d’élèves) et un texte d’une belle limpidité, le comédien incarne avec simplicité et talent ce professeur merveilleusement pédagogue, tout empreint d’humanité et d’empathie envers ses élèves. Il faut dire qu’avant d’être ce sympathique enseignant, l’auteur fut un cancre exemplaire, ça aide… La sortie du zéro en dictée, la pratique du “par cœur” (avec l’étonnante découverte des récitations à l’envers), la fin de la “pensée magique”, la pause Carambar, … Pennac et Natrella à sa suite nous offrent là une belle leçon de pédagogie où l’humour est toujours présent. De quoi réveiller notre âme d’élève…

En dehors de ces “seuls en scène”, l’édition 2021 du Festival d’Avignon fut source de nombreuses joies artistiques sur lesquelles nous espérons pouvoir revenir très prochainement dès la reprise des spectacles : “L’Écume des jours”, une adaptation contemporaine des plus originales du célèbre roman de Boris Vian par Julie Desmet Weaver, une véritable rêverie numérique portée par un dispositif visuel des plus inventifs ; “La Mégère apprivoisée”, géniale transposition par Frédérique Lazarini de l’œuvre de Shakespeare dans l’univers cinématographique italien des années 50, avec une troupe survoltée et au diapason ; “Mademoiselle Julie”, la pièce emblématique de Strindberg portée par une Sarah Biasini au jeu tout en nuances pour interpréter cette jeune femme emplie de contradictions, tour à tour lumineuse, aguicheuse, hautaine, vulnérable, blessée… ; “Camus-Casarès : une géographie amoureuse” , une belle adaptation scénique de la correspondance échangée entre l’écrivain et philosophe Albert Camus et la comédienne Maria Casarès. Jean-Marie Galey et Teresa Ovidio, sans souci d’imitation, se sont appropriés de manière étonnante les figures des deux amants et les incarnent à la perfection, nous invitant à mieux les connaître. Une belle reconstitution d’une histoire d’amour peu banale et d’un moment important de notre histoire littéraire, artistique et politique.

À souligner deux spectacles musicaux de très grande qualité qui swinguent dans la joie et la bonne humeur: “Avis de trompettes”, par Les Trompettes de Lyon, dans lequel le quintette cuivré fait cohabiter avec humour musique classique et airs populaires, et “Josef Josef” (3), le spectacle du nouveau groupe du merveilleux Eric Slabiak, fondateur des Yeux Noirs, où cinq musiciens virtuoses nous font virevolter au son de la musique des Balkans. Un jeu généreux, puissant et magique !

“Versus” (Compagnie S’Poart) et “Slide” (Compagie Chute Libre) sont deux spectacles de hip hop particulièrement originaux où la maestria s’invite avec délicatesse et subtilité sur le plateau.  Deux moments de grâce chorégraphique ! La palme de l’originalité revient sans aucun doute à “Pinocchio (Live) 2” (4), spectacle présenté dans le in, la performance chorégraphique imaginée par Alice Laloy, une expérience fascinante réalisée en direct au cours de laquelle des enfants sont métamorphosés en pantins.

La prochaine saison théâtrale s’annonçant donc sous les meilleurs auspices artistiques, il y a fort à parier que les retrouvailles avec le public seront là aussi d’une communion exceptionnelle.

Isabelle Fauvel

 

(1) Reprise de “Un cœur simple” à partir du 30 août les lundis à Paris au Théâtre de Poche- Montparnasse
(2) Reprise de “Dorothy” du 3 septembre au 24 octobre à Paris au Théâtre de la Porte Saint-Martin
(3) Reprise de “Josef Josef”  à partir du 15 novembre les lundis à Paris au Théâtre Michel
(4) Dates de tournée 2021/2022 de “Pinocchio (Live) 2”

Print Friendly, PDF & Email
N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans Spectacle, Théâtre. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

2 réponses à Festival d’Avignon, bonheurs 2021

  1. philippe person dit :

    Vous avez de la chance, Isabelle…
    Moi je n’ai pas de « pass » ni envie de l’avoir… Aller au théâtre en montrant patte blanche, se soumettre aux ordres d’un pouvoir usant abusivement de son pouvoir, cela m’est impossible…
    Je plains tous ceux qui ne comprennent pas que soumettre la culture à un ordre sanitaire c’est mettre la main dans un engrenage terrible…
    Le théâtre, c’est la liberté… Comme le cinéma, les bistrots, les stades… Cela ne doit pas faire l’objet d’un chantage. Si vous acceptez cela, vous allez en accepter d’autres…
    Bonne saison théâtrale… mais sans moi.
    Ou alors expliquez-moi le lien entre vaccin et culture…
    Cela confirme pour moi que nous sommes partis pour des temps obscurs et que les obscurantismes ne seront pas forcément ceux qui accepteront les « règles » fixés par des extrémistes libéraux.

    • Agnès Guillot dit :

      Juste une petite explication entre vaccin et culture :
      Lars Noren Jean-Laurent Cochet Maurice Barrier Christophe Kim Ki Duk Manu Dibango Ellis Marsalis Michel Robin Philippe Nahon Nelly Kaplan Andrew Jack Rémy Julienne Kenzo Luis Sepulveda Marcelo Peralta Jean Leber Henri Richelet Aurlus Mabélé Mike Longo Lucia Bosè Terrence McNally Detto Mariano Martinho Lutero Galati Mark Blum Daniel Azulay Ruben Melogno Denise Millet Salvador Vives Joe Diffie Francis Rapp Wilhelm Burmann Wallace Roney Viktar Dachkievitch Cristina Monet-Palac Julie Bennett David C. Driskell Adam SchlesingerJuan Giménez Marguerite Lescop Tim Robinson Marcelle Ranson-Hervé Marcel Moreau Jay Benedict Patrick Francfort Lee Fierro Josep Maria Benet i Jornet Guy Chaty John Prine Allen Garfield Ghyslain Tremblay Jan Křen Hal Willner Henry Graff Iris M. Zavala Dmitri Smirnov Ceybil Jefferies Hélène Châtelain Tim Brooke-TaylorJoel M. Reed Ann Lee Kon Ciro Pessoa itzSullivan Bruce Myers Arlene Saunders Iris Love Jacques Rosny Claude Evrard Robert Mandell Daniel Cauchy Abraham Palatnik Dan van Husen Trini Lopez Bruce Williamson Alexandre Vedernikov Jean-Pierre Vincent Jean-Michel Boris Fernando Solanas Charley Pride Dawn Wells Jean Panisse Étienne Draber Larry King Marcel Uderzo Marc Wilmore Andréa Guiot Raymond Cauchetier Oscar Castro Michel Host Jacob Desvarieux Sonny Chiba Eric Wagner…
      Etc. etc., car cette liste des artistes morts du Covid est hélas non exhaustive, sans oublier aussi les millions de quidam, auditeurs et spectateurs dans le monde, qui n’iront plus aux concerts, cinémas, théâtres, festivals …
      Donc si le Pass peut permettre d’éviter le plus possible de diffuser le virus, le plus possible de diminuer les risques de futurs variants et le plus possible d’inciter à la vaccination, cet ordre sanitaire fait et fera beaucoup de bien à la culture…
      Et bravo à Isabelle pour cette chronique qui donne vraiment envie de « Passer » !

Les commentaires sont fermés.