Drôle de visa pour Katmandou

L’inquiétude climatique ne date pas d’hier ni même d’avant-hier. Quelque part au milieu du 17e siècle, très loin de chez nous au Népal, la sécheresse désespérait tout un royaume. Au point que le roi Pratap Malla (1624-1674) mobilisa son courage et entreprit de descendre dans les profondeurs maléfiques d’un temple à Shantipour, sur la colline de Swayambhou. Il fallait descendre des caves en étages jusqu’au niveau d’un lac souterrain. Là vivaient des démons. Afin de les amadouer, le roi avait apporté un poisson, des graines de soja et du lait de vache. La démarche, rythmée par force mantras et dévotions fut, si l’on peut dire couronnée de succès et il plut. Le prestige du jeune souverain en fut renforcé. C’est l’un des épisodes étonnants racontés par Eric Chazot, spécialiste du Népal, dans un livre qui vient de paraître aux éditions El Viso.

Cet ouvrage, intitulé « Le seigneur de Katmandou » est assez radical pour distraire le lecteur de ses soucis contemporains. Il nous dépayse littéralement en nous transportant dans un monde très éloigné de Louis XIV lequel régnait en même temps que le protagoniste dont il est ici question. L’ouvrage débute par quelques pages décrivant la rencontre entre Pratap Malla et deux jésuites venus d’Europe afin d’évangéliser l’Orient. C’est grâce à ces deux hommes apprendra-t-on plus tard que les Népalais auraient appris que la Terre était ronde et qu’à filer toujours droit devant soi, on risquait fort de se retrouver au point de départ.

Puis l’auteur passe à la première personne, changeant son mode narratif. Il se glisse donc dans la peau de ce roi qui prenait progressivement la place de son père vieillissant. C’est un peu déroutant au départ mais cela fonctionne pas mal tant Eric Chazot réussit à manier la romance avec sa propre culture (réputée) du Népal ancien. À quelques détails près, les préoccupations d’un roi de France étaient pourtant comparables à celles du seigneur de Katmandou. L’un comme l’autre aimaient la guerre et les femmes. Pratap Malla peut-être plus encore que Louis XIV sur ce dernier point puisqu’il avait non seulement ses épouses, ses concubines, ses favorites, mais aussi des aubaines de cour. Ce roi se vantait d’avoir séduit pas moins de trente mille femmes ce qui fait quand même beaucoup, même en divisant par deux ce qui est la précaution de base. Il se prétendait également poète,  amateur d’art et de magie.

Au Népal semble-t-il, on ne s’accouplait pas bêtement sans se payer de mots et de complicités divines. Le yoga tantrique, le tantra, étaient des éléments de culture faits pour sublimer ce genre de choses. Chazot, en roi grimé, évoque « l’infinie béatitude » qui pouvait résulter d’une réunion corporelle réussie, brisant ce faisant « les limites apparentes du monde ». Pour ce souverain attentif à l’enseignement singulier de l’amour au point de s’en croire savant, « le sexe de la femme » est « le centre palpitant, vivant et chaleureux qui se soumet à l’adorateur de ses désirs et lui accorde sa fécondité physique et spirituelle ». Dit comme ça, on ne peut que s’incliner.

À quelle drôle de plongée dans les us et coutumes du Népal ancien se trouve ainsi invité le lecteur. Le sacrifice des animaux et aussi des humains, la purification par le bûcher sont partie intégrante des mœurs qui prévalait au pied de l’Himalaya. Le sang y coulait en abondance. Notamment lorsqu’il s’agissait de châtier jusqu’à la mort. Pratap Malla s’intéressait beaucoup à l’administration de la justice. Et Eric Chazot nous rapporte, toujours par la voix de sa majesté, une pratique pour le moins étonnante lorsqu’il y avait un doute sur la culpabilité d’un prévenu. On immergeait deux hommes dans l’eau. L’un était porteur de la mention « coupable », l’autre de la mention « innocent ». Celui qui arrivait à retenir le plus longtemps sa respiration scellait le sort du sujet. Et dans l’anecdote qui nous est rapportée, l’issue fut fatale au justiciable. Le bénéfice du doute n’avait pas encore fait jurisprudence.

Jaya Pratap Malla était un conquérant. Que ce fût pour faire la guerre aux royaumes voisins ou pour agrémenter ses nuits. À marcher sur ses traces à travers ce récit, il y a de quoi se trouver bien souvent sidéré par cette quête incessante de plaisirs, de jouissances et de triomphes à la mode népalaise. C’est bien là l’immense avantage d’être roi si l’on veut bien passer sur quelques actes fort cruels dont il s’était rendu coupable. Dans un autre genre et au siècle suivant il y eut bien Catherine de Russie, elle aussi avide de culture et d’amants, mais l’on en sait un peu plus à son propos. Tout au contraire de ce roi népalais dont Eric Chazot nous révèle la stupéfiante existence, l’exubérant comportement.

PHB

« Le seigneur de Katmandou », Eric Chazot, éditions El Viso, 15 euros

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Une réponse à Drôle de visa pour Katmandou

  1. Roche dit :

    Cette flamboyante et très documentée chronique du règne de Pratap Malla, le ‘seigneur de Katmandou’ à été pour moi une formidable découverte. Ce grand souverain du XVIIe siecle, raffiné, jouisseur et guerrier, reste la figure sans doute la plus marquante de l’histoire népalaise, ou au moins de ce que nous en connaissons. Cet univers complètement ignoré des Occidentaux, Éric Chazot, notre meilleur connaisseur de la culture et des arts du Népal, le ressuscite avec maestria et ferveur. Un livre et un personnage que je n’oublierai pas.

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