Saint-Germain-des-Prés, plus couru que le Panthéon

On l’aimait bien, Jujube, alias Juliette Gréco. Grâce à elle, on découvrait de bien belles chansons. Gainsbourg, Brel, Ferré. Chantés par elle, les poètes nous devenaient familiers. Boris Vian bien sûr, mais aussi Mac Orlan, Queneau, Prévert. Même Sartre, son ami, qui écrivit pour elle «La rue des Blancs Manteaux». «C’est pour voir mes mots devenir des pierres précieuses que j’ai écrit des chansons» déclarait-il en 1951 avant le départ de la chanteuse pour le Brésil. Le philosophe lui céda la chambre 9 du mythique hôtel La Louisiane où Juliette coula des jours heureux en compagnie de Miles Davis. La muse nous a quittés il y a un an, à 93 ans. En près de 70 ans de carrière, sans avoir connu «le menton triplé, la pesante graisse, le muscle avachi», elle avait cueilli les roses de la vie, comme l’y incitait Raymond Queneau («Si tu t’imagines»). Personne n’a jamais remis en doute son titre de muse de Saint-Germain-des-Près. Personne ne protestera contre l’appellation toute nouvelle d’une partie de la célébrissime place à son nom. Trois plaques officielles délimitent la petite centaine de mètres carrés qui viennent d’être réservés à la chanteuse et actrice.
On imagine que quelques réunions d’experts-géomètres ont été nécessaires pour réussir à trouver un emplacement afin de faire rentrer la muse. Il a bien fallu rogner quelque peu sur les plans. Parce que depuis quelques décennies, on se bouscule à Saint-Germain-des-Prés. Juliette se retrouve en compagnie, pêle-mêle, de Jean Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Apollinaire, Picasso, Dora Maar, Zadkine. Il semblerait devenu plus facile d’entrer au Panthéon que d’avoir une plaque à son nom devant la vénérable église.
Il y a un peu plus de vingt ans, le maire de l’époque Jean Tibéri inaugurait La place «Jean-Paul-Sartre-et-Simone-de-Beauvoir» face aux célèbres Deux Magots (que certaines mauvaises langues appelaient les Deux Mégots, peut-être pour évoquer l’addiction tabagique de Sartre à la Gauloise). Cette place, qui n’en est pas vraiment une, n’est certes pas la plus vaste de la capitale. Mais elle supplante toutes les autres par la longueur de son nom.

À deux cents mètres, entre la rue Saint-Benoît et la rue Bonaparte, on trouve la rue Guillaume-Apollinaire, beaucoup plus ancienne, puisque c’est le 9 novembre 1951 qu’une partie de la rue de l’Abbaye a pris le nom du poète. Rien de plus normal, puisque l’un de ses domiciles parisiens était situé 202 boulevard Saint-Germain, à cinq minutes de la place. C’est d’ailleurs à cette adresse qu’il mourut le 9 novembre 1918, victime, comme on le sait, de la grippe espagnole.

Parmi les personnalités dont le nom est lié au quartier, figure un certain Laurent Prache. Le petit jardin public qui jouxte l’église porte son nom. Un médaillon nous renseigne sur cet homme politique né en 1856 et mort en 1916. Il n’était ni bohème ni intellectuel. Il fut avocat à la cour d’Appel, conseiller municipal et député de Paris de 1890 à 1910. On ne s’attendait pas à un tel voisinage. Ce square est charmant. Des bribes de l’ancienne abbaye gothique, une petite fontaine Wallace et des bancs de bois vert participent de ce charme suranné. Au centre, le buste de Dora Maar que Picasso avait donné à la ville afin d’honorer Apollinaire et qui, depuis, a connu quelques avatars (1), perd doucement sa patine. Son socle de pierre commence à être recouvert d’une mousse écolo-compatible, d’autant que le monument inauguré par Jean Cocteau en 1959 est maintenant entouré d’herbes folles savamment organisées. Jamais Dora Maar n’avait autant mérité son surnom de «Femme qui pleure» que lui avait attribué son Pygmalion.

De l’autre côté de la rue, bien peu de passants prêtent attention à une sculpture de bronze pourtant haute de trois mètres, qui n’est accompagnée d’aucun commentaire. Il s’agit d’une œuvre de l’artiste d’origine russe Ossip Zadkine qui illustre le mythe de Prométhée. Réalisée en 1956, elle se trouvait précédemment dans le quartier de L’Horloge. Même si l’art cubiste de Zadkine est reconnu, la proximité avec le monument Apollinaire semble le fruit du hasard. D’ailleurs Apollinaire, qui connaissait le tout-Paris des arts et des Lettres, cite à peine Zadkine, une seule fois, en juin 1914 dans Les Soirées de Paris, dans son compte-rendu du salon des indépendants. Et encore : le sculpteur, alors âgé de 24 ans, se retrouvait au milieu d’une liste de trente autres artistes dont les œuvres «ont toujours du charme et de l’intérêt», ce qui est assez sommaire. En revanche, on sait que Zadkine vouait une grande admiration pour le poète français, qu’il réalisa plusieurs eaux-fortes pour ses calligrammes. ainsi qu’un bronze en vue d’un monument en hommage au poète en 1937.

Juliette Gréco se retrouve donc en bonne compagnie. Si le quartier ne connaît plus véritablement l’effervescence intellectuelle de l’après-guerre, le souvenir en est vivace. La cave Le Tabou a disparu depuis longtemps, mais les muses ont d’étranges pouvoirs : «Elles Muses aiment les Arts / Avec les Arts on s’amuse» (Queneau). Quant à ceux qui voudraient pénétrer un peu plus dans l’intimité de l’égérie germanopratine, ils ont encore quelques jours pour se rendre à l’exposition d’objets privés et de photos d’Irmeli Jung et Georges Dudognon à l’hôtel La Louisiane (2), où Juliette Gréco a habité au début des années 1950.

Gérard Goutierre

Photos: ©Gérard Goutierre

(1) Voir les Soirées de Paris du 28 mars 2015
(2) Hôtel La Louisiane 60 rue de Seine, jusqu’au 14 octobre

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5 réponses à Saint-Germain-des-Prés, plus couru que le Panthéon

  1. Voyons, voyons, faut revoir vos classiques : Sartre c’était pas la Gauloise mais les Boyards !

  2. Dupuis Bernard dit :

    Un petit bijou de nostalgie intelligente .Pas du tout superficiel,ni nian-nian ,ni « c’était mieux avant « . La journée commence bien! Merci.

  3. Belle évocation ! Juliette Gréco, elle-même, parle de la chambre 10 pour évoquer son séjour à La Louisiane… Aurait-elle changé de chambre ? (le Diable se cache dans les détails)
    https://youtu.be/n1LNaxjtcho

    • Gérard H. Goutierre dit :

      Vous avez raison. Mais l’hôtel lui-même indique que la chambre 10 était « anciennement appelée la 9 ». Pour contenter le Diable, on notera qu’après avoir laissé cette chambre à Juliette Greco, Sartre occupa la chambre n° 19, ce qui mettra tout le monde d’accord.
      Merci, par ailleurs, pour les reférences sur ce joli reportage sur l’hôtel devenu aujourd’hui quasiment légendaire.

  4. Pierre Leroy dit :

    Et Albert Cossery dans la chambre 58 pendant près d’un demi siècle jusqu’à sa mort en 2008…..

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