L’histoire de l’art moderne au sommet

Au sortir d’un vieux cinéma de quartier, il y a de ça un paquet d’années, un jeune homme sortit de la projection de « Pierrot le fou ». Il longea ensuite le square Saint-Lambert avec en tête la lecture que lui fit à voix haute Jean-Paul Belmondo, dans une baignoire et clope au bec,  d’un extrait de l’Histoire de l’Art Moderne par Élie Faure (1873-1937). Plus tard, le même jeune homme acquit l’ouvrage et sa vision de l’art en fut durablement influencée. Sauf erreur, il semble que personne n’ait pensé au cent ans de cette histoire de l’art moderne sur les rayons des libraires. Cela valait un temps d’arrêt, tant l’écriture de Faure élève toujours l’esprit, tant elle est à-même d’éclairer puissamment n’importe quel sous-sol de la pensée, tant sa brillante capacité à tenir une phrase sensée sur l’équivalent d’un paragraphe, décourage la compétition.

On ne sait pratiquement rien de Vermeer (1632-1675) hormis ses œuvres, soit une grosse trentaine, soustraction faite des faux au siècle dernier. Tout le génie de Faure est d’en parler à travers ce seul héritage peint. Et de quelle façon: « La couleur est pétrie dans le tissu des choses, dans ce visage pulpeux et gonflé de jeune sang, dans cette main posée sur ce corsage d’or, ces rouges et ces noirs insondables comme des pierres translucides. Il ne peignait pas une robe de soie, une dentelle, des yeux des lèvres, des joues, le velours d’un manteau, la plume d’un feutre, sans se souvenir des diamants noirs dont les bestiaux couchés parsèment les champs d’émeraude. Après la pluie, tout ce qu’il y a d’opaque dans l’espace hollandais prend une couleur liquide et lumineuse que Vermeer incorporait à sa couleur comme une poussière de perle et de turquoise aux vibrations moléculaires des organismes vivants. »

Cet ancien anesthésiste des hôpitaux de Paris, notamment proche de l’anarchiste Élisée Reclus, trempait sa plume dans un encrier d’or. « Au fond, disait-il dans sa séquence liée aux Pays-Bas, tout Hollandais naît peintre » bien que, jugeait-il, il ne puisse là-bas en être autrement. Ce qu’il a écrit juste avant sur Rembrandt(1606-1669), dans le même opus, tient de l’exploit. Et ce d’autant mieux que le curriculum de ce dernier est bien  renseigné. Rembrandt est une légende et Faure, avec sa capacité à creuser le fond des choses à la plume électrique, lui rend un hommage épique. « Où donc Rembrandt eût-il pris son or et ses rouges, questionne-t-il, et cette lumière argentée ou roussâtre où le soleil et la poussière d’eau se mêlent, s’il n’eût toujours vécu à Amsterdam, dans le coin le plus grouillant, le plus sordide de la ville, près des bateaux versant aux quais des loques rouges, de la ferraille rouillée, des harengs saurs, du pain d’épices et la traînée royale des carmins et des jaunes le jour du marché aux fleurs? »

Nous ne sommes plus habitués à ces chevauchées narratives. Parfois en relisant Élie Faure, il faut remonter au début ou au mitan de la phrase pour métaboliser l’ensemble dans toute sa cohérence. Et puis rapidement cela va mieux, plus on parcourt son livre, plus on recherche cette virtuosité jamais gratuite en ce qu’elle comprend nombre d’informations, d’analyses et de commentaires où la nuance irise chaque instant avec une pertinence qui laisse bouche bée.

Lorsque son histoire de l’art moderne paraît, cela fait exactement 260 ans que Vermeer a bouclé sa « Vue de Delft ». Faure, autodidacte dans ce domaine, ose opposer Vermeer à Rembrandt. Certes il considère le premier comme « le plus grand maître de la matière peinte ». Il les oppose, mais selon lui, Vermeer « n’a aucune imagination », n’ayant pas de « désirs au-delà de ce que la main peut toucher ». Il n’interpose rien entre la vue et la vie, poursuit-il en substance, « se bornant à lui restituer le maximum d’éclat, d’intensité, de concentration qu’y découvre une étude ardente et attentive ». C’est l’autre « pôle de Rembrandt, insiste l’auteur, remontant seul, à son époque, le courant bourgeois et matériel qui l’environne pour atteindre, à travers lui et tout baigné de sa force, les pays infinis de la contemplation ».

Cent ans plus tard, la capacité de ce livre à abstraire le lecteur de son environnement, de le ramener par la suite à la vie courante avec en tête les flux colorés d’une lucidité rafraîchie, de l’inviter à prendre si ce n’est de la hauteur au moins des distances, relève d’une bienfaisante magie. En ce que les débats sociétaux qui nous cernent comme autant de dissonances irritantes disparaissent, en ne laissant même pas derrière eux, ne serait-ce qu’un peu de vapeur. C’est là tout le bénéfice d’un enchantement bien conduit.

PHB

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5 réponses à L’histoire de l’art moderne au sommet

  1. Yves Brocard dit :

    J’ai dû être formaté par les auteurs “classiques”, par leur musique et leur rythme, car j’ai du mal à lire les très longues phrases, souvent pleines d’adjectifs (pas trop chez Elie Faure), comme aussi les très petites, souvent sans verbe. Cette Histoire de l’art m’est toujours tombée des mains. Peut-être devrais-je, après avoir lu votre enthousiasme, réessayer….
    Bonne journée

    • Jacques Ibanès dit :

      Pour les très longues phrases, le Proust est bien sûr sans rival! Mais à l’intérieur de chacune d’entre elles, il y a une musique. Lorsqu’on est parvenu a en épouser la rythmique et les inflexions, on s’aperçoit que l’on est chez un « classique » (dans la lignée d’un Saint-Simon). Il avait d’ailleurs fréquenté Émile Mâle qui avait ouvert les yeux de ses contemporains à Vermeer. Proust s’en ait souvenu et grâce à lui le « petit pan de mur jaune » de la « Vue de Delft » continue à nous fasciner.

      • Yves Brocard dit :

        Vous avez raison. Je me suis promis qu’avant de mourir, je lirai la Recherche, mais je retarde l’échéance…
        Et pour me préparer, je lis les mémoires de Céleste Albaret. Stupéfiant.
        Bien à vous.

  2. Il est des esprits supérieurs. En son domaine, Elie Faure en est un !
    Merci de si bien le rappeler !

  3. anne chantal dit :

    Vos chevauchées narratives n’ont rien perdu de leur saveur; et le petit pan de mur jaune, cher à Proust, à travers la vue de Delft, nous fait penser que Vermeer a toujours su nous « interpeller » , pour parler 21è siècle !

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