L’Algérie de Depardon fusionne avec les mots de Kamel Daoud

Au terme de l’exposition des photos de Raymond Depardon sur l’Algérie, il est offert au visiteur un film inédit, tourné à l’Institut du Monde Arabe. Réalisé par Claudine Nougaret, ce court métrage présentant un entretien entre le photographe et l’écrivain Kamel Daoud (né en 1970 à Mostaganem) est un délice de simplicité et d’intelligence, combinaison fort rare par les temps qui courent. Les deux hommes ont, à eux deux, également réalisé un livre remarquable (ci-contre), copie étendue de l’exposition (mais sans le film), associant le point de vue d’un Français à celui d’un Algérien. Depardon est allé en Algérie en 1961, puis en 2019 avec cette idée en tête, sans compter un passage par la Suisse en face d’Évian, là où se sont signés les accords de 62. C’est pour le compte de l’agence Dalmas que le photographe s’est d’abord rendu très jeune à Alger, saisissant avec son objectif les soubresauts d’une atmosphère insurrectionnelle. Il y est retourné près de 60 ans plus tard, d’abord à Alger puis à Oran, afin de faire côtoyer des images et des textes. Les deux hommes se sont complétés et compris. Une osmose.

Face à la caméra, Depardon parle de ses photos et notamment de son Leica « un appareil qui ne ment pas ». Avec lui, on est très loin de la photo plasticienne. Ses prises de vues se résument à un sujet et le cadrage qui va avec, mâtiné sans doute d’un peu de travail sur les contrastes, mais c’est tout. De 1961 à 2019, on retrouve la même patte, le même talent à saisir une scène de rue. Il y manque les indications précises de lieux, c’est dommage, mais l’écriture sensible de Kamel Daoud comble ce creux. Le photographe aime saisir des gens sur les bancs singulièrement en temps de crise, situation assise que Daoud commente comme des  « bords de ring, le hors cadre de l’événement » avant de compléter un peu plus loin en soulignant avec inspiration que « le banc public » est « la forme la plus contemporaine de l’au-delà ». Rien n’est en trop, il y a l’image et les mots qui se complètent telles deux pièces d’un puzzle parfait.

Il y a aussi ces deux photos première époque où l’on voit un long couloir d’hommes qui s’abritent sous l’auvent d’un commerce.  Sauf un. Celui-là est debout. Stoïque sous les éléments, il regarde droit devant lui. D’abord immobile, le personnage finit par avancer. « Cet homme ne refuse pas seulement le temps qui fait, réagit Daoud en marge de la page, mais le temps lui même ».

Et puis il y a ces tout frais tirages de l’Algérie moderne, à Alger que n’apprécie pas Daoud et à Oran, la cité où il aime vivre. Depardon là encore, a fait un admirable travail en ce sens qu’il repère l’humanité des habitants avant les lieux où il les a figés. La situation économique du pays fait que la plupart du temps, les immeubles sont restés dans leur jus de l’époque coloniale, paraboles en moins. Cinquante ans après, rien n’a été balayé. Vieux de soixante ans, le conflit ne s’est pas dissous. Les rancœurs prospèrent toujours. Les escaliers d’Alger sont les mêmes qu’auparavant, ces « escaliers très longs, dit Daoud, « qui font que toute la ville dégringole vers un point bas, ou épuise les poumons en pente vers le haut ».

Depardon s’attarde aussi sur les visages féminins, peu importe qu’ils aient repéré l’objectif ou non. Daoud les poétise ainsi: « chacune offrant son visage est une lune. » Un « entre-soi fugace, selon lui,  des « gestes si familiers qu’ils transforment le dehors en intimité (…) » faisant « refluer l’anonymat ». Tandis qu’à Oran (1), cette ville réputée pour mieux soigner la liberté et la nonchalance des mœurs, Depardon restitue avec bonheur ce climat davantage occidentalisé. Mais Daoud n’aime pas les palmiers d’Oran car « ils lui semblent avoir été plantés par quelqu’un qui rêve des pas rapides du désert. Ce sont des arbres pris en otage par un Dieu sombre ». Sur la hauteur du fort de Santa-Cruz, Depardon a saisi un homme bien campé sur ses deux jambes avec la Vierge de la chapelle en arrière-plan. Commentaire sommaire de Daoud: « C’est le gardien d’une terre qui tangue ».

À l’origine de ce beau projet constitué d’une exposition et d’un livre, il y a donc Claudine Nougaret. C’est elle qui contribué à faire que l’attelage fonctionne et coordonné le tout avec l’éditeur algérois Barzakh. Et puis il y a son film très attachant. D’une durée de 22 minutes, il se laisse écouter et voir comme un moment d’échange précieux. Nul besoin d’horloge, le temps de parole est respecté à l’instinct. Deux personnalités, deux intelligences, deux sensibilités s’y confrontent dans un dialogue tout sauf gratuit. Indispensable afin de mieux goûter encore toute la pertinence et la saveur d’une aventure réussie.

PHB

 

« Raymond Depardon, Kamel Daoud, son œil dans ma main » , jusqu’au 17 juillet à l’Institut du Monde Arabe

(1) Relire Oran et Apollinaire

Photos de l’expo et du livre: ©PHB
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