Un dépliant qui refait surface

Encore convalescent, Apollinaire signe en 1916 un texte qui paraît dans un curieux album-catalogue voulu par le marchand Paul Guillaume à l’occasion d’une exposition sur le peintre André Derain. Blessé mais pas démobilisé, le poète évoque ainsi son ami toujours à la guerre: « Le cas d’André Derain, qui conduit sur le front un tracteur d’artillerie lourde et que l’on considère comme l’un des peintres les plus remarquables de la jeune école française, est tout entier dans les lignes qui précèdent. » Lignes dans lesquelles Apollinaire louait l’audace de ceux qui, comme Derain, avaient su s’affranchir de l’académisme bon teint. Il se trouve que cet album-catalogue en forme de dépliant, vient d’atterrir à la rédaction des Soirées de Paris. Outre ce préambule d’Apollinaire, il contenait également plusieurs poèmes signés Max Jacob (depuis Roscoff), Fernand Divoire, Blaise Cendrars et Pierre Reverdy. Apollinaire y publiait également un court poème intitulé « Voyage » dans lequel il était question de Port-Vendres où Derain avait précisément séjourné.

Très émouvant fascicule au demeurant (vendu un franc, beaucoup plus cher aujourd’hui), qui avait été imprimé sur les mêmes presses que celles ayant publié Les Soirées de Paris, jusqu’à l’été 1914. Dans sa biographie de Derain (éditions La Découverte), Patrice Bachelard raconte que c’est sur les conseils d’Apollinaire que Max Jacob présenta Derain à un tout jeune négociant dont le nom a été fort justement retenu par l’histoire de l’art: Paul Guillaume. Sans doute Derain (1880-1954) était-il en permission à ce moment-là. Toujours est-il que ce sera sa première exposition personnelle dans l’appartement-même de Paul Guillaume avenue de Villiers, soit une dizaine de peintures, autant d’aquarelles sans compter quelques eaux-fortes et dessins.

Apollinaire et Derain se sont connus très tôt en même temps que Vlaminck (1876-1958), sur les bords de Seine à Chatou, là où vivait la mère du poète. Une amitié s’est ainsi nouée, notamment lorsque les compères revenaient à pied de Paris afin d’économiser un billet de train. Comme beaucoup, Derain (trop vite étiqueté comme fauve), a refusé de se laisser entraîner dans les genres à la mode comme l’abstraction, privilégiant un figuratif très inspiré, adroit tout autant que moderne. C’est insurgé admirateur de Corot,  qui trouvait le cubisme, écrivit-il à Vlaminck en 1917, « comme une chose vraiment idiote ». Comme tous les hors classements, il ne s’attirait pas que des compliments. Incidemment de la part de Francis Picabia (autre militant du bande-à-part) qui dira méchamment en 1924 qu’il était « de l’école des marchands de tableaux ». C’est vrai que les Derain s’étaient (et se sont) toujours bien vendus ce qui lui permettra plus tard (comme Picabia du reste) de collectionner les belles automobiles. Et ce Derain de dire qu’un moteur de Bugatti, c’était quand même « bien plus beau que La Joconde ». Mais certains voyaient plus clair que Picabia en s’abstenant de faire dans la provocation. Ainsi, Patrice Bachelard cite opportunément l’excellent Erik Satie, qui avait écrit en 1922 dans Les Feuilles Libres: « Les peintres avec Manet, Cézanne, Picasso, Derain, Braque et d’autres, se libérèrent des pires habitudes. À leurs risques et périls, ils ont sauvé la Peinture -ainsi que la pensée artistique- de l’abrutissement total, perpétuel et général. » Magistral Satie.

Derain avait effectivement fait de très belles toiles mais aussi plein d’autres choses comme le musée de la Carte à Jouer, à Issy-les-Moulineaux, l’a ainsi démontré il y a quelques années (1). C’était un grand personnage au propre comme au figuré, cycliste, automobiliste et même acteur à l’occasion dans « La fille de l’eau » en 1924, où il jouait un tenancier de café.

C’est dire si ce petit dépliant bien terne, n’en évoque pas moins de nombreux souvenirs à ceux qui s’intéressent à cette épopée artistique (et poétique) qui marqua le début du 20e siècle. Blaise Cendrars avait prêté « Bombay-Express » un poème daté de 1914, Max Jacob  « Une messe du visionnaire » en deux versions (une rimée, une en prose), Fernand Divoire une « Ronde des signes » et Pierre Reverdy une « Nature morte » faite d’affirmations bizarres comme « Dans la glace je suis en pied/Ma tête fume ». Et puis Apollinaire allouant à la cause de son ami Derain un succinct « Voyage »: « Un joli bateau de Port-Vendres/Tes yeux étaient les matelots/Et comme les flots étaient tendres/Dans les parages de Palos/Que de sous-marins dans mon âme/Naviguent et vont l’attendant/Le superbe navire où clame/Le chœur de ton regard ardent/. »

Depuis le siège de son tracteur d’artillerie lourde, dans la boue de l’automne, sous le sifflement des balles, le miaulement des obus et les vapeurs de gaz toxique, André Derain pouvait manifestement compter sur les copains.

 

PHB

(1) Derain au Musée de la Carte à Jouer
Photos: ©PHB
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3 réponses à Un dépliant qui refait surface

  1. Jacques Ibanès dit :

    Pour se rendre en France, Madeleine Pagès utilisait la liaison maritime Oran-Port-Vendres. Dans sa lettre du 1er septembre 1915, Apollinaire lui écrit : « Je vous ai connue à Nice ville de la Victoire et vous joindrai en passant par Port-Vendres qui étymologiquement signifie Port de Vénus, c’est-à-dire de la beauté et de l’amour, ce que vous êtes ma chérie tant aimée, mes délices. » .
    Un mois plus tard, le 1er octobre, il la remercie de sa lettre du 23 septembre dont il a aimé « infiniment » le récit qu’elle lui fit de son retour en Algérie à partir de Port-Vendres. Et il lui joins le beau poème intitulé alors « La traversée » qui prend le nom de « Voyage » dans la plaquette sur Derain.

  2. François Méténier dit :

    Merci pour toutes ces informations. Grâce à vous me voilà moins ignorant.
    FM.

  3. Marie-Hélène Fauveau dit :

    bien émouvant « dépliant » en effet quand on sait les temps difficiles qu’ils vivaient.

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