Soumis à condition

Sur le seuil de son logis dominant quelque vallée brumeuse, l’homme des cavernes ne pouvait attarder trop longtemps son regard sur une massue sans éprouver assez vite le besoin de s’en servir. Un auroch ou un voisin quelconque pouvait rapidement en faire les frais. C’est ce que le Russe Ivan Petrovitch Pavlov (1849-1939) avait théorisé à partir d’un réflexe de son chien salivant au tintement d’une sonnette préludant l’échéance d’une bonne gamelle. Ce physiologiste (ci-contre) né à Léningrad, a par la suite donné son nom à toutes sortes de mouvements, vite qualifiés de pavloviens. La porte d’un ascenseur s’ouvre et l’on y pénètre sans réfléchir car des sieurs comme Roux et Combaluzier nous ont conditionnés à le faire. Or, ce phénomène bien étudié est revenu récemment dans l’actualité à propos de l’arme nucléaire. Lorsqu’en effet nous dit-on, Poutine médite sur l’activation de son arsenal apocalyptique, outre des considérations politico-stratégiques, il est à craindre que l’envie d’appuyer sur le bouton, remontant à l’âge de pierre, ne vienne à le démanger, suscitant moult flottements inquiets au sein de son état-major et bien au-delà.

On compte deux sortes de réflexes. La réaction automatique, tel un battement de paupière, une oscillation pupillaire ou un mouvement du genou, lesquels démontrent à tout le moins, que le sujet est bien vivant. Et le conditionnel, qui comme son nom l’indique, n’intervient qu’après conditionnement. L’automatique est assez intéressant. Celui qui fait que parfois une injure sort toute seule, que des mots dépassent la pensée (alors qu’ils la calquent), qu’un soufflet corrige un malotru sans avertissement préalable, qu’une bouche s’en va atterrir sur une autre bouche, qu’un doigt enfin s’en aille sans crier gare explorer une narine dans une sorte de liberté semi-conditionnée. Dommage au passage que la proximité d’une salle de vote ne déclenche pas systématiquement une envie de voter.

Et puis il y a le despotisme de l’habitude, lequel selon Colette qui s’adressait à sa fille, pouvait conduire à fumer sans plaisir, juste parce que le paquet de cigarettes se trouvait à proximité. Entre le réflexe automatique et le geste semi-conscient, l’être humain est soumis quotidiennement à de belles bagarres intérieures. Il faut ainsi une belle force d’âme pour regarder et entendre un téléphone sonner sans finir par décrocher le combiné. Cela s’est un peu amélioré avec l’époque moderne puisque l’on sait maintenant qui appelle, sauf en cas de numéro dit « masqué ». Et cela va dans les deux sens. Puisqu’il y a l’idée de décrocher ou de ne pas décrocher, celle d’appeler ou de ne pas appeler. Le téléphone est comme la massue. Inerte, calé au fond de notre poche, il ne demande qu’à servir. Il n’y a qu’à voir tous ceux qui décrochent dans le métro, sous la pression irrésistible de la sonnerie. Ils ont été, en quelque sorte, dressés pour.

C’est là que Pavlov revient avec son bon sourire de théoricien. De nos jours des multinationales font travailler des millions de gens sur la thématique ô combien profitable du réflexe. Celui qui consiste à se manifester par un émoji d’approbation ou de réprobation. C’est incroyable à quel point des concepteurs il est vrai bien payés pour, nous ont ainsi amenés à nous manifester sans arrêt, à donner notre avis sur tout,  à consulter sans interruption notre téléphone intelligent lequel a justement tant de choses à nous dire et nous faire dire. Entre la frustration et la jouissance on nous enseigne à ne pas choisir, on nous fait croire qu’il n’y pas d’autre alternative, alors que si. Certains se sont jurés un jour de faire une pause d’un an et d’aucuns en ont même publié un récit angoissé qui se terminait par un retour soulagé à l’esclavage consenti. Le palier suivant la simple habitude s’appelle un abonnement et ça, c’est plus plus ancien qu’Internet. Mais le réseau des réseaux s’en est largement inspiré.

Le temps est venu de parler des bons réflexes. Et parmi ceux-ci, celui consistant à prendre le maquis, ça s’est vu. Comme lire par exemple (après avoir activé le mode avion), pousser la porte des musées pour aller se glisser dans un bain d’art moderne ou tout simplement s’asseoir sur un banc et guetter celui (ou celle) qui passe sans oreillettes, sans téléphone, mains dans les poches, avec comme seule boussole le plaisir de goûter l’air alentour. La massue, le bouton rouge de l’apocalypse, le téléphone portable, le paquet de clopes, il faudrait penser un jour à s’en défaire au vestiaire, ou leur indiquer, comme au chien de Pavlov, le chemin de la niche. En l’occurrence d’ailleurs, l’animal a par la suite de sa mort été empaillé, visible au musée qui porte le nom de son maître.

PHB

Illustration: ©PHB
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