Un Bourgeois décalé et en fanfare

En ce 400e anniversaire de la naissance de Molière (1622-1673), alors qu’elle poursuit sa saison hommage à son illustre Patron à travers nombre de productions et rencontres artistiques diverses, la Comédie-Française nous propose de (re)découvrir une merveille créée la saison passée, sans laquelle la Maison ne saurait désormais compter : “Le Bourgeois Gentilhomme” mis en scène par Valérie Lesort et Christian Hecq. Une féérie décalée et loufoque dans laquelle le verbe moliéresque se marie à la musique de Lully version fanfare venue des Balkans. Un pari fou et réussi ! L’univers insolite et merveilleux auquel nous a habitués le couple de metteurs en scène depuis son adaptation, en 2015, au Vieux-Colombier, du roman de Jules Verne “20 000 lieues sous les mers” fait, là encore, sensation. Le génie du tandem est de créer ici un spectacle visuel et musical des plus surprenants tout en portant haut et fort le propos de Molière. Du grand spectacle !

À voir ce “Bourgeois Gentilhomme” proposé par Valérie Lesort et Christian Hecq, on en oublierait les 400 ans de son auteur… On en oublierait même avoir déjà vu la pièce et en connaître l’intrigue tant la redécouverte est grande. Et quid de Jean Le Poulain, vu enfant, indétrônable Monsieur Jourdain jusqu’à ce jour ? Toujours apprécié, mais un peu détrôné, avouons-le… Il n’y pas à dire ce Bourgeois nouveau cru fera date dans l’histoire du théâtre…

Dès la première scène, nous voilà transportés dans un univers fantastico-poétique : alors qu’il entreprend de composer un air de musique, les notes que chante un jeune musicien se matérialisent, comme par enchantement, au-dessus de sa tête. Suspendues dans les airs, clé de sol, croches et doubles croches semblent épouser son inspiration, se balançant au rythme de son chant. Nous reviennent alors en mémoire ces poulpes, méduses lumineuses et autres poissons des profondeurs qui paraissaient léviter dans les fonds marins et nous avaient tant ravis dans “20 000 lieues sous les mers”… Le couple de metteurs en scène n’a décidément pas son pareil pour s’emparer de l’art de la marionnette et conférer une dimension magique à ses spectacles.

Mais, tout d’abord, rappelons brièvement le sujet de la pièce. Bourgeois d’origine modeste devenu riche, Monsieur Jourdain n’a de cesse de vouloir appartenir à la noblesse. Pour y parvenir, il s’efforce d’acquérir les manières des gens de qualité et multiplie à ces fins les leçons particulières (musique, danse, escrime, philosophie). Par ailleurs, il courtise Dorimène, une marquise amenée sous son toit par Dorante, un comte désargenté qui entend bien profiter de la naïveté et des largesses de Monsieur Jourdain pour faire lui-même sa cour à la belle. Madame Jourdain et Nicole, la servante, se moquent des rêves de grandeur de leur époux et maître et tentent, de leur côté, d’intercéder en faveur du mariage de Lucile, la fille de Monsieur Jourdain, avec Cléonte, le jeune homme qu’elle aime. Mais ce dernier n’étant pas gentilhomme, Monsieur Jourdain refuse cette union. Il se ravise cependant lorsque celui-ci, mettant sur pied un stratagème avec l’aide de son valet Covielle, se déguise “en grand Turc” et offre à Monsieur Jourdain de l’élever à la dignité de “Mamamouchi” en échange de la main de sa fille….

Valérie Lesort et Christian Hecq ont propulsé la comédie-ballet de Molière et Lully dans une sorte d’univers parallèle, dans un monde tellement décalé que même les anachronismes n’y ont pas droit de cité. La partition de Jean-Baptiste Lully transposée par Mich Ochowiak et Ivica Bogdanić a délaissé toute sa pompe baroqueuse pour revêtir des allures de fanfare et nous réjouir des sonorités enlevées des musiques des Balkans. Percussions, accordéon, trombone, trompette, tuba, hélicon mènent la danse tambour battant, conférant à ce spectacle une note joyeuse et trépidante.

Cette note joyeuse et trépidante, à laquelle s’ajoute un grain de douce folie poétique, se retrouve dans tous les aspects du spectacle, que ce soient les costumes, la scénographie, les inventions visuelles, l’interprétation ou encore le rythme de la mise en scène. Les costumes, signés Vanessa Sannino, ainsi que les coiffures, relèvent de la plus grande excentricité, mélanges de différentes inspirations qui donnent à voir des créatures aux silhouettes très marquées et parfaitement intemporelles, “des personnages en surimpression de couleur” selon les propres termes de Valérie Lesort. Du jamais vu indescriptible qui confère un charme fou à ce spectacle, avec une mention spéciale pour l’extravagante et majestueuse robe portée par Françoise Gillard qui, avec ses nombreuses alvéoles, donne à Dorimène des airs de ruche ambulante. Une marquise reine des abeilles…

La scénographie conçue par Éric Ruf est tout aussi ingénieuse qu’inventive. Répondant à la contrainte du théâtre noir propre à la manipulation de marionnettes, il a imaginé un décor sombre et, pour éviter trop d’austérité, joué sur les reflets et les matières. Véritable écrin pour les inventions visuelles des metteurs en scène, l’intérieur bourgeois de Monsieur Jourdain se voit doter, au fil du spectacle, de l’apparition de quelques dorures jusqu’à une magnifique scène de transformation du décor où surgit alors, tel un bouquet final, un véritable Versailles auquel viennent harmonieusement faire écho les tenues fastueuses de la marquise, du comte et de Monsieur Jourdain pour la scène du festin.
Nous passerons sous silence les inventions visuelles qui égrènent le spectacle afin de ménager l’effet de surprise. Celles-ci participent à la magie du spectacle.

Sous ses dehors foutraques et déjantés, la mise en scène de ce Bourgeois relève d’une mécanique d’une remarquable précision, faisant la part belle à la gestuelle. Ainsi la scène 10 de l’acte III, dans laquelle Cléonte se montre jaloux et fâché à l’encontre de Lucile, et de même son valet Covielle avec la servante Nicole, est-elle agencée tel un méticuleux ballet accentuant le parallélisme des deux situations. Nous assistons à une belle chorégraphie en miroir et le comique de la scène en est décuplé. Le spectacle offre, par ailleurs, une telle débauche d’inventivité, allant crescendo dans la surenchère, qu’on en oublie la scène à venir du Mamamouchi et qu’on est presque surpris de la voir arriver. La turquerie finale, grandiose, s’avère alors un véritable feu d’artifice, une explosion de joie et de bonne humeur avec décor et costumes plus extravagants les uns que les autres !

Mais, comme nous disions, la grande réussite des metteurs en scène est de créer un spectacle visuel et musical des plus déconcertants tout en portant haut et fort le propos de Molière. Car si l’on rit beaucoup, si les comédiens poussent leurs personnages dans leurs retranchements comiques, le propos n’en est pas moins acerbe et la leçon amère pour notre protagoniste. Nous assistons à la déconfiture d’un homme, certes ridicule dans ses rêves de grandeur et d’ascension sociale, mais aussi attendrissant par sa candeur. Christian Hecq campe un Monsieur Jourdain sincère et touchant dans sa soif d’apprendre, un naïf habité par des rêves d’enfant, une sorte de clown poétique. Le réveil de cette âme pure n’en est que plus douloureux et nous compatissons à son malheur. Le 525e sociétaire de la Maison est remarquable en dindon de la farce, tout comme ses nombreux partenaires, combinant pour l’occasion les talents de comédiens à ceux de manipulateurs de marionnettes. Tous sont formidables et mériteraient d’ailleurs un article à eux seuls. Brillant !

Isabelle Fauvel

“Le Bourgeois Gentilhomme”, comédie-ballet de Molière, mise en scène de Valérie Lesort et Christian Hecq, scénographie d’Éric Ruf, avec Véronique Vella, Sylvia Bergé, Françoise Gillard, Laurent Stocker, Guillaume Gallienne*, Christian Hecq, Nicolas Lormeau, Clément Hervieu-Léger, Didier Sandre*, Gaël Kamilindi, Yoann Gasiorowski, Jean Chevalier, Géraldine Martineau*, Marie Oppert* les comédiens de l’académie de la Comédie-Française Vianney Arcel, Robin Azéma (*en alternance).
Jusqu’au 21 juillet à la Comédie-Française. Alors qu’il affiche complet, le spectacle fera l’objet d’une captation en direct au cinéma le 9 juin (Pathé Live) et de rediffusions à partir du 26 juin. Et il y a fort à parier qu’il soit de nouveau programmé Salle Richelieu dans les années à venir.

Crédits photos: © Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française

 

 

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