Parole d’automate

Soustraction faite de l’émotion qui en résulte, l’unique enregistrement sonore fait par Apollinaire  en décembre 1913, déçoit un peu. Il s’agissait du « Pont Mirabeau », poème publié pour la première fois dans le premier numéro des  Soirées de Paris en février 1912.  Entre la litanie au sens invocatoire et la palabre d’outre-tombe, le bilan est pour le moins étrange. Et peut-être le poète aurait-il fini, s’il avait vécu plus longtemps et donc avec un peu plus d’entraînement, par rectifier le tir. C’est ce que l’on pourrait supposer en écoutant le comédien Pierre Bertin (1891-1984) qui s’exprimait à la radio en 1953 et en 51 secondes, sur le sujet de la déclamation poétique. Ce sociétaire de la Comédie Française a eu la chance de connaître Guillaume Apollinaire et de restituer sur les ondes le point de vue de celui qui avait déjà décidé à l’écrit, d’abolir la ponctuation, partant justement du principe que la seule prosodie pouvait suffire à faire le job.

Et voilà ce que disait Pierre Bertin le 12 juillet 1953 (1): « Apollinaire me demanda un jour de faire entendre certains poèmes, sur la diction desquels nous discutâmes. Apollinaire aimait la diction typographique. Ce sont ses propres termes. Dédaignant l’interprétation qui entraîne le trémolo de la voix. Je donnai à Marcel Herrand quelques poèmes à lire. Immédiatement, le poète fut comblé. C’était cela même qu’Apollinaire désirait. Précision, voire sècheresse derrière laquelle le battement de cœur restait pourtant sensible, au bénéfice de la raison, de la clarté et de la curiosité intellectuelle. C’était là la nouvelle diction, le nouveau langage qui était celui de la nouvelle poésie. Et c’est à Marcel Herrand qu’on le doit. » Ce Marcel Herrand (1897-1953) qui au passage joua dans « Les mamelles de Tirésias » au théâtre Maubert en 1917, ou qui encore incarna un assassin en 1945,  dans « Les Enfants du paradis » de Marcel Carné.

Cette allusion au principe de « diction typographique » est des plus intéressantes en ce qu’elle remet à plat la question de l’interprétation et de la mise en musique. Dans le « Dictionnaire Apollinaire », l’universitaire Claude Debon rappelle que le fameux « Pont Mirabeau » a dû affronter 300 interprétations et 60 musiques différentes. C’est dire combien maints auteurs se sont appliqués à ajouter de la musique sur un texte, lequel même récité avec la neutralité sonore de l’horloge parlante ou celui d’un rappel au règlement militaire, exprime pourtant son propre solfège. Rares sont ceux qui ont réussi une opération, consistant en quelque sorte, à superposer deux partitions. Ainsi les textes de Brassens en revanche, sont-ils conçus pour être chantés et il est probable que simplement récités, il manquerait tout de suite quelque chose.

La diction « typographique » voulue par Apollinaire se veut sans doute (et seulement) comme une direction à prendre, un conseil de dépouillement. Car la neutralité absolue peut être tout aussi décourageante qu’un récitatif d’opérette. Prenons par exemple la voix des applications qui en voiture nous formulent un itinéraire à suivre ou encore l’insupportable ton des automates d’appels qui nous prient d’appuyer instamment sur la touche dièse, eh bien il est probable que si on leur faisait déclamer « le Pont Mirabeau » avec leur ton synthétique, leur sonorité électronique et nasillarde, nous en sortirions nos mouchoirs de dépit et de désespoir.

C’est dire que le chemin est étroit en poésie pour briller à l’oral et on en compte peu ayant su régler le curseur vocal avec intelligence et empathie. Finalement lorsque l’on pratique la lecture mentale, nul besoin d’activer un quelconque harmonica intérieur. Lorsque l’on s’analyse soi-même, en train de lire, on perçoit néanmoins une vague très vague sonorité intervenant par exemple à l’apparition d’une virgule ou l’intervention d’un point d’exclamation. Le phénomène est un plus accentué si l’on lit un dialogue tant la nécessité de prêter une voix au personnage est difficilement résistible. Mais c’est bien dans le studio constitué de notre boîte crânienne avec nos méninges faisant office de table de mixage, que s’élabore cet anti-son, sec et sans émoi, qui doit coller de près avec ce qu’Apollinaire qualifiait de diction typographique.

PHB

 

Écouter Pierre Bertin sur le sujet

Illustration d’ouverture: ©PHB
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4 réponses à Parole d’automate

  1. Dommage de se passer de ces outils très au point que sont les points, les virgules, etc. C’est un peu comme si en musique…

  2. Philippe PERSON dit :

    Marcel Herrand n’est pas un vulgaire assassin dans le long et bavard chef-d’oeuvre de Carné-Prévert, il est Lacenaire. L’un des quatre hommes qui entourent Garance…
    Quant à Pierre Bertin, il a certes connu Apollinaire, mais aussi les frères Volfoni, maître Folace et le Fernand de Montauban, puisqu’il est le lunaire Amédée Delafoy, le père de Claude Rich, dans les Tontons Flingueurs…

  3. Jacques Ibanès dit :

    Dire la poésie, jouer au théâtre et au cinéma , cela évolue selon les époques bien entendu. La façon incantatoire d’Apollinaire est sans doute bien de son temps (pensons aux enregistrements de Sarah Bernhard …)
    Concernant Brassens, je peux assurer pour l’avoir testé personnellement à maintes reprises, que réciter ses textes est toujours pour le public une véritable redecouverte, à condition, pour le diseur, de ne pas utiiliser la rythmique des chansons. Je garantis que l’on a de jolies surprises …

  4. Tristan Felix dit :

    Encore un article remarquable, ultra-sensible à la dimension mélodique et rythmique de toute lecture muette et sonore. Je me suis toujours demandé comment il était possible d’entendre les voix intérieures. Un sourd les entend-il aussi?
    L’enregistrement de GA laisse échapper une mélodie et une scansion étrangères comme si un chant fantôme toujours devait sortir de la matière écrite.
    Merci aussi pour les commentaires même si je considère  » Les enfants du Paradis  » comme l’un des plus grands films rassemblant pour sa réalisation tout ce qui pouvait exister, pour beaucoup secrètement, de meilleur en pleine atrocité de la guerre.

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