Toujours juste après

Peu après avoir débarqué à Paris en 1961, Hervé Télémaque réalise trois ans plus tard deux œuvres marquantes, « Banania III » (ci-contre) et « Petit célibataire un peu nègre et assez joyeux ». Installé dans la capitale française, d’origine haïtienne, il remarque alors que sa « couleur disparaît » à la lumière des grands boulevards. Car juste auparavant, il était à New York. Dans cette ville américaine, « artistiquement parlant, tout se passait bien ». Mais c’est le « racisme ordinaire » vécu là-bas qui le conduisit finalement à franchir l’océan, tout comme nombre d’artistes étrangers après la deuxième guerre. Et c’est ce transfert qui fait actuellement l’objet d’une exposition au Palais de la Porte Dorée. À Paris, Hervé Télémaque (1937-) a rencontré ses pairs français, « tous anti-colonialistes » selon lui. Il se souvient avoir fait « 68 » avec eux en leur tendant obligeamment les pavés de contestation mais sans aller plus loin en raison de son statut d’étranger. « Et à ceux, se souvient-il encore, qui disaient que de Gaulle était un dictateur, je leur conseillais d’aller voir en Haïti ce qu’était un vrai dictateur. »

Le Palais de la Porte Dorée a choisi vingt-quatre créateurs afin d’illustrer par une sélection de leurs œuvres cette vague migratoire un peu particulière. Venus des quatre coins du monde, ils étaient pour la plupart mal renseignés en ce qu’ils croyaient que Paris était encore la capitale de l’art et des mouvements artistiques, ce qui n’était presque plus le cas depuis la fin des années trente. L’art était en effet en train de s’atomiser, de se disséminer un peu partout sur le globe, sans hypocentre ni épicentre.

C’est presque drôle d’ailleurs. On mentionne rarement ces individus (dont soi-même) ou groupes d’individus qui arrivent toujours juste après, sur des lieux où ne subsistent que braises, déchets et reliefs de fête. « Where the action is » est une savonnette diabolique réservée aux initiés. D’aucuns s’étaient précipités à Montmartre alors que l’élite artistique, Picasso en tête, avait déjà migré à Montparnasse. Dans ce métier il faut être prompt, ne pas suivre, mais accompagner. Ainsi Picasso est-il allé quatre fois à Céret dans les Pyrénées-Orientales (1911-1912-1913 puis 1953) et là encore il y eut des mouvements pour aller respirer mais après-coup, ce qui restait dans l’air de l’inspiration du maître. Seuls les musées ont le dernier mot. Mais c’est celui de la fin, le temps des mausolées.

Parmi les artistes présentés au Palais, qui en dépit du décalage temporel dont on vient de parler, se sont tout de même installés sous nos cieux, il y a par exemple Victor Vasarely (1906-1997) qui apporta incontestablement une touche de modernité importante dans la France des deux-chevaux.  Sa signature visuelle caractérisait bien les années soixante, formant en l’occurrence nous explique-t-on, « un alphabet plastique de formes et de couleurs combinables à l’infini ». On remarquera aussi une installation de Jesus Rafael Soto (1923-2005). Intitulée « Penetrable blanco y amarillo », cette masse cubique proposait déjà en 1968, le jeu immersif, c’est à dire que l’on pouvait littéralement la pénétrer afin de percevoir de l’intérieur des sensations différentes. C’était innovant. Ça ne l’est plus car un peu tout le monde le fait, mais l’idée de l’artiste est restée valable, presque séduisante. On attend à ce propos que les univers 100% fictifs nous proposent un jour de nous balader dans une toile de Velasquez histoire là aussi d’en découvrir les aspects cachés, les perspectives nouvelles.

L’une des pièces pouvant être considérée comme majeure dans cette exposition par ailleurs un peu tiède, est la toile géante de l’artiste islandais Erró, dont on peut voir un détail ci-contre. Toute en puissance elle est titrée « Autotransformateur des générations ». Elle a été achevée à Paris en 1961 soit trois ans après l’arrivée de l’auteur sur le sol tricolore. Une notice raconte l’édifiante histoire de cette toile qui concentre tous les fantasmes cauchemardesques de l’ère industrielle, entre machines implacables et masques grimaçants. Quand il arrive en 1958, encouragé par son ami et confrère Jean-Jacques Lebel, Erró explore le monde des grandes manufactures et singulièrement les zones de dépôts. Aux antipodes du romantisme, il achète des numéros de l’Usine Nouvelle, passe le tout au tamis de son inspiration et transpose enfin sur la toile la violence d’une mécanisation où toute issue semble impossible. Né en 1932 à Ólafsvík, il a dit qu’il était venu à Paris tout comme les Français allaient en Islande pour aller pêcher. Depuis son pays il percevait comme les autres la France comme le « centre de l’art », avant de se raviser.

L’immigration c’est aussi l’exil et on ne manquera pas à ce propos, le triptyque conçu par Eduardo Arroyo (1937-2018). Sur cette peinture il dépeint avec une justesse notable la nostalgie et l’éloignement qui caractérisent l’expatriation. Il faut dire qu’à son arrivée à Paris vers la fin des années cinquante, ce Madrilène fuyait surtout le franquisme. Il avait peut-être raté les grandes années de l’art d’avant-guerre mais il avait fini par gagner, au bout de sa migration, après maints petits boulots et des dessins à la craie à même le trottoir, le droit de vivre de son art en toute liberté. Cette liberté jamais acquise mais qui a encore du sens au pays de Voltaire.

PHB

« L’art migre à Paris et nulle part ailleurs ». Palais de la Porte Dorée, jusqu’au 22 janvier 2023 -Ci-contre: « Réflexions sur l’exil » Eduardo Arroyo (détail)
Photos: @PHB
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Une réponse à Toujours juste après

  1. Gérard Capelle dit :

    Victor Vasarely est plus proche de la R5 que des chevrons Citroën

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