De l’art d’être «Fluxus»

Ben est là et content d’être là, à Blois dans ce café de la «Fondation du doute» (1) qui est en grande  partie son œuvre : Il est celui qui a imaginé et conçu ce lieu original et singulier qu’il anime régulièrement. L’histoire entre l’artiste et la ville commence en 1985.  Suite à la commande publique de la mairie de Blois et du ministère de la Culture, son «Mur des mots» prend place sur la façade de l’école d’art de Blois (ci-contre). Soit une installation spectaculaire de 313 tableaux/écriture réalisés en plaque émaillée qui sont autant de sentences sur la vie. Les mots comme matière première de la création artistique. Ben est depuis toujours un passionné des mots et des langues et a fait sienne cette théorie de Benjamin Lee Whorf en 1956  «Chaque langue est une vision du monde». Après le « Mur des mots » viendra « la Fondation du doute ».

Pourquoi ce terme singulier pour désigner ce qui est un concept hybride entre un centre d’art, un lieu d’exposition, un musée ? Dans l’esprit de son concepteur, il s’agit d’un espace de création assimilable à l’atelier de l’artiste fondé sur le doute créatif.  Selon lui: «Créer c’est douter et douter c’est créer.» Et encore: «Il n’y a pas d’école du doute mais ça peut venir. Je doute de l’art, je doute de l’espèce humaine, je doute du beau et du laid, je doute du bon et du mauvais. Je doute de moi, je doute du capitalisme, du communisme, je doute du doute.»

Cet espace qui ouvre en 2013, accueille dans les locaux de l’école d’art sur 800 mètres carrés, le travail d’une cinquantaine de créateurs aux personnalités artistiques singulières qui se retrouvent autour de fondamentaux à la fois très codés et ludiques  et regroupés sous l‘appellation «Fluxus». L’origine du mouvement ainsi nommé remonte à septembre 1962 avec un premier concert organisé en Allemagne à Wiesbaden. Il annonce le mouvement de transgression générale qui va traverser la musique, les arts plastiques, l’édition, la vidéo… Une démarche multidisciplinaire et qui ne connaît pas les frontières : il s’implante en France, à New York, en Allemagne, à Copenhague dans une expression libre hors normes qui faisait dire à l’américain Robert Watts: «L’essentiel avec Fluxus c’est que personne ne sait ce que c’est.» Malgré la difficulté à qualifier la chose, on peut parler de l’état d’esprit des artistes qui consistait à vouloir supprimer l’idée d’un art qui se donne à voir et l’idée même de chef d’œuvre. Les Fluxus mettaient plutôt en œuvre une démarche artistique qui s’expérimente et qui se vit. Avec eux la question n’est plus la recherche du beau. Tout en ayant l’air de s’amuser, ils entrent en résistance et défendent rien moins que la liberté d’expression avec l’objectif de délivrer la société des valeurs en place et se libérer du concept de certitude. Leurs maîtres sont le musicien Erik  Satie, le plasticien Marcel Duchamp, ou encore le mouvement Dada.

Grâce à leur chef de file George Maciunas et à tous les autres : Yoko Ono, John Cage, Ben Wolf Vostell, Georges Brecht et Robert Filliou, Ben Patterson ou Allan Kaprow, c’est toute une génération d’artistes qui -sans le vouloir- ont marqué l’histoire de l’art de la deuxième moitié du XXème siècle et qui sont maintenant présents dans les plus grands musées d’art contemporain du monde.  Presque 10 ans ont passé depuis l’ouverture et la Fondation fête cette année les 60 ans de cet «anti-mouvement» avec un nouvel accrochage, de nouvelles œuvres, et un nouveau parcours.

Parmi les œuvres les plus spectaculaires, la série de «tableaux piège astro-gastronomiques» de Daniel Spoerri : des tables figées à la fin du repas, avec des assiettes vides et des cendriers pleins récupérés, l’ensemble fixé grâce à un système de collage et présenté au mur comme un tableau. Chaque pièce (ci-contre en 1975) représente une archive du repas et des rencontres autour de cette table mais aussi un témoignage de l’époque grâce aux documents, photos ou journaux laissés sur place, comme une «archéologie du repas». À ne pas manquer également, le travail spectaculaire de Nam June Paik avec des écrans et des néons qui a fait de lui un des précurseurs de l’art vidéo.

Dans le pavillon d’exposition destiné aux expositions temporaires, Ben a choisi de partir à la recherche de la particule de l’égo. Car sous ses airs d’éternel adolescent espiègle, il nous assène ses sentences philosophiques sur la définition de l’ego : «Au départ il y a l’ego», «L’ego est indestructible», «Il n’y a pas d’art sans ego», «L’ego c’est la vie», «On ne peut pas arrêter l’ego». Mais on le savait déjà, Monsieur Ben Vautier, que vous aviez un ego énorme…

Il faut aller à Blois à la rencontre de ces artistes qui ont voulu changer le monde. Il faut aller à Blois pour découvrir leurs inventions aux noms bizarres «l’art/action» qui fait intervenir le spectateur , «l’art/jeu», un mélange de gags ou de jeux enfantins absurdes, «le concrétisme» qui consiste à porter un autre regard sur le quotidien, même le plus banal, «la Fluxus shop», lieu de diffusion et espace de création permanent, «le flux kit» des kits pour le happening, «le mail art» qui fait circuler les créations artistiques en utilisant la Poste, «la musique action», sorte de parodie d’un concert classique, «le piano préparé» (on introduit entre les cordes divers objets pour en modifier les résonances naturelles), «le théâtre total» où tout est théâtre y compris la vie de tous les jours.

Marie-Pierre Sensey

 

La Fondation du doute, jusqu’au 27 novembre 2022, 14 rue de la Paix, Blois. La Fondation réunit la plus importante collection permanente au monde d’artistes Fluxus avec près de 400 œuvres et documents issus en grande partie de la collection personnelle de Ben et de celle Gino di Maggio directeur de la Fondazione Mudima de Milan, Caterina Gualco directrice de la Galerie Unimedia Modern de Gênes et des prêts d’artistes. Exposition temporaire de Ben «L’ego est indestructible». Photos: ©MPS Ci-contre: « Pythagoras », 1989, Nam June Paik
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Une réponse à De l’art d’être «Fluxus»

  1. anne chantal dit :

    Merci beaucoup pour ce « papier » sur Fluxus;
    En effet, c’est grâce à Jack Lang que ce lieu a été ainsi relooké; une autre « EGO » de la même taille que celui de Ben …

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