Paradis artificiels

Trop tôt pour déterminer s’il s’agit de bonnes ou de mauvaises nouvelles, mais elles s’accumulent. Les ventes d’œuvres d’art conçues par des algorithmes sont régulièrement signalées. Quelques ingrédients programmatiques, quelques suggestions traduites en langage numérique et la machine (ou l’ordinateur comme l’on voudra), pond, accouche. En 2018 une peinture artificielle avait déjà été adjugée aux enchères 400.000 dollars. En 2021, le robot Sophia avait collaboré avec un artiste humain pour, si l’on a bien compris un article du journal Vingt Minutes de l’époque, faire l’autoportrait du premier et le portrait du second. Le but en général reste de faire en sorte que le robot gagne en autonomie et devienne polyvalent. C’est-à-dire capable d’intervenir dans n’importe quelle discipline culturelle. Et de surcroît, il débarque actuellement des applications comme Dall-E permettant à tout un chacun de créer ses propres images, y compris les plus farfelues (une tortue à tête de chien par exemple), en livrant des indications (aléatoires ou réfléchies) à un algorithme. Comme un genre de logiciel de traitement  d’image ou de texte, mais en bien moins fatigant pour le cerveau.

Dans ce domaine les choses vont vite , très vite, se rapprochant irrésistiblement de ce que l’on croyait il y a peu, être le monopole des auteurs de science fiction, romanciers et cinéastes confondus. L’une des nouvelles les plus incroyables, a été, début octobre, l’annonce par une société chinoise, NetDragon Websoft, de la nomination à la tête de ses activités, d’un robot nommé Madame Tang Yu. Cette PDG artificielle a fait le miel de certains éditorialistes mais n’a en fin de compte pas pris trop de place dans les journaux, bien trop occupés par ailleurs par les champs de bataille ou l’actualité sociale. Pourtant, la robotisation s’infiltrera partout. Puisque dans le social, justement, Madame Tang Yu, dont l’image en tailleur-pantalon a été créée, gouverne déjà 6000 salariés spécialisés dans les jeux vidéo et l’éducation en ligne. Une androïde parfaite que cette super-manager, laquelle ne sera pas payée alors qu’elle travaillera 24 heures sur 24. Bien sûr derrière elle, le créateur de NetDragon veillera au grain en tant que directeur exécutif, poste faussement subalterne, mais il pourra aussi passer ses journées au golf tant qu’il ne sera pas dérangé par une éventuelle défaillance de sa protégée.

On sait bien que côté informatique, puces et logiciels, les progrès sont exponentiels (une théorie a même été bâtie là-dessus il y a longtemps la loi de Moore) mais il apparaît évident qu’un basculement est en train de s’opérer, du moins tant qu’il y a du courant électrique, seul talon d’Achille de ce néo-bazar. Dans le domaine de l’art en particulier, un acronyme sort régulièrement de la plume ou plutôt du clavier des initiés, c’est le NFT, littéralement non-fungible-token soit en français, jeton non fongible. Cette bien moche définition consiste à donner un matricule unique à n’importe quoi dans le monde virtuel, à n’importe quelle image, y compris un texto ou une œuvre d’art. C’est en quelque sorte un certificat de propriété qui rend la chose négociable au cas où quelqu’un s’y intéresserait. Le web compte en ce moment des artistes ayant banni tout support matériel. Leurs créations ne sont que virtuelles et visibles dès lors qu’un écran quelconque le permet. Une création de papier (ou sur toile) vaudra bientôt moins que sa version numérisée.

Le vieux monde n’est pas près de disparaître mais la poussée que l’on constate dans le virtuel nous fait comprendre qu’il ne sera bientôt plus seul. Les logiciels apprennent vite, très vite. Et les machines, non seulement ne perdent pas la mémoire, mais elles sauvegardent tout leur savoir dans les (merveilleux) nuages, le fameux cloud. Un original se perd et une copie parfaite prend le relais aussitôt. Les enthousiastes donnent régulièrement l’intelligence artificielle vainqueur oubliant que ce sont les hommes qui l’ont conçue. Derrière Madame Tang Yu, il y a un malin personnage maîtrisant bien la com’. Il s’appelle même Liu Dejian. Cela fait des années qu’il rêve et c’est sa force que de voir se réaliser ses intuitions.

Un jour, il y aura un prix Nobel de littérature décerné à une mécanique savante et autonome. Elle aura pompé ici et là, puis savamment assemblé, tous les ingrédients nécessaires, toutes les tendances en vogue, toutes les astuces rédactionnelles, pour convaincre un jury et séduire un public. Elle aura nécessairement appris à répondre aux interviews et à remercier ses concepteurs comme on remercie ses parents ou son instituteur ainsi que l’avait fait Albert Camus, après avoir été couronné. Le fin du fin sera atteint au moment où le jury lui-même ne sera plus composé que de machines et nous aurons l’air fin, nous les humains sans copie de secours avec nos datas hautement périssables.

PHB

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