Ponts aériens

Il y a ceux qui s’acharnent à détruire les ponts, ceux qui s’épanouissent à les construire et, le cas échéant, ceux qui s’appliquent à les reconstruire. Cela fait un peu plus de deux siècles que le Pont Napoléon à Lille, fait à la fois de l’ombre et du charme à la Deûle, la rivière canalisée qui passe juste en dessous. Détruit deux fois par les Allemands lors des deux dernières guerres, ce rare édifice de pont couvert exclusivement voué au passage des piétons, est à nouveau en usage, avec ses deux sphinges gardant chacun des escaliers. C’est un beau pont dessiné à l’origine par un certain Benjamin Joseph Dewarlez et, à le regarder de près comme de loin, il ne fait pas que nous emmener d’une rive à l’autre: il réveille en nous toute une imagerie de nos souvenirs liés aux ponts. On ne les croyait pas si nombreux, s’enchaînant les uns aux autres comme une file sans fin de tabliers, de cintres et de câbles. En partant incidemment de celui traversant le Tibre à Rome lequel est à l’origine du mot latin pontifex (faiseur de ponts) et donc lié par héritage à la désignation du souverain pontife.

Chacun ses références mais ce pont couvert de Lille n’est pas sans rappeler celui qui fut au centre d’une belle histoire sentimentale dépeinte par Clint Eastwood dans son film sorti en 1995, « Sur la route de Madison ». Et il n’est pas impossible de penser qu’une ou plusieurs lilloises aient un jour renseigné un voyageur ou photographe sur la localisation du pont Napoléon et qu’une passion en soit également sortie. C’est pourquoi l’histoire nous enseigne qu’à tout prendre, il ne faut jamais hésiter à donner un renseignement car c’est peut-être le destin qui sonne à notre porte. Mais si l’on se rappelle dans le même ordre d’idées l’histoire du petit chaperon rouge, il n’est pas inutile non plus de faire preuve de prudence tel un actuaire avisé, calculette en main.

La France est le pays des ponts (et pas seulement ceux des jours fériés), nous avons même créé une grande école en ce sens (Les Ponts et Chaussées, 1747)  et nous n’avons pas à rougir de nos ponts. À Paris il y en a quelques uns de fameux qui sont l’origine de titres de films comme « Les Amants du Pont-Neuf » (Leos Carax, 1991) ou de poèmes tel « Le Pont Mirabeau » par Apollinaire (1). Quelle que soit la matière qui les suspend, les piles qui les soutiennent, les ponts ne sont pas anodins. Dans la mythologie ou la représentation du jugement dernier (voir le triptyque du peintre néerlandais Jérôme Bosch, 1482…), ils sont les ouvrages qui accompagnent l’âme des mortels vers le paradis. Les conséquences de l’économie administrée puis du politiquement correct ont eu tôt fait de ratatiner ces vilaines images au rang de chimères contre-révolutionnaires et, de nos jours, il est déjà bien beau de passer de la rive droite à la rive gauche avec la douce certitude de pouvoir faire sans mégoter le chemin dans les deux sens. Nos ponts de Paris et de province défient agréablement le temps, ils en ont vu des régimes, des amours, des touristes, des mendiants et de simples passants. Si notre civilisation disparaît il en restera grâce à eux quelques belles traces.

En témoignent ceux qui ne servent plus à rien comme le pont d’Ambrussum construit au 1er siècle et surplombant l’ombrageux fleuve Vidourle, joignant sur une petite largeur les départements du Gard et de l’Hérault. S’il n’a plus toutes ses arches (ci-contre), c’est parce que paraît-il, elles auraient été démolies au Moyen-Âge afin de contraindre les usagers à emprunter un pont à péage construit plus bas. Comme quoi faire les poches de celui qui passe est la signature exaspérante de l’humanité. Le pont d’Ambrussum peut en tout cas s’enorgueillir d’avoir été peint par Gustave Courbet ainsi qu’en atteste un panneau planté sur place.

Par le bonheur qu’ils nous procurent à enjamber des rivières, des fleuves, des vallées, des routes, des chemins de fers, les ponts nous élèvent l’esprit, nous délestent de nos toxines. Le plaisir de leur traversée est singulier presque étrange. C’est vrai du délicat pont lillois mentionné plus haut, d’un petit pont nippon du jardin Albert Kahn, ça l’est également du pont des Arts (1802) ou encore de la passerelle Simone-de-Beauvoir laquelle nous fait partager dans les grandes largeurs, depuis la Grande Bibliothèque jusqu’au parc de Bercy, les délices provisoires de la suspension. Quand Apollinaire écrivait dans « Zone »,  « Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin », il n’y en avait pas autant qu’aujourd’hui. Le cheptel s’est agrandi, multipliant les occasions de s’abstraire d’une ville tourmentée.

PHB

(1) Relire « Le Pont Mirabeau, côté piles » par Gérard Goutierre

 

 

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