Au bonheur d’Anouilh

Qui de nos jours se souvient de Jean Anouilh (1910-1987) ? Si son “Antigone” (1944) revient de temps à autre sur les planches et fait toujours plus ou moins partie des programmes scolaires, force est de constater que son théâtre est aujourd’hui tombé dans l’oubli. Qui connaît encore “Le rendez-vous de Senlis ?” (1937), “L’Invitation au château” (1947) ou encore “Becket ou l’Honneur de Dieu” (1959) ? Leur auteur connut pourtant une carrière extrêmement prolifique, couronnée de nombreux succès, avec pas moins d’une cinquantaine de pièces à son actif qu’il prit soin, par ailleurs, de classer selon leur genre: Pièces roses, Pièces noires, Pièces brillantes, Pièces grinçantes, Pièces costumées, Pièces baroques… Sa collaboration au long cours avec le metteur en scène André Barsacq marqua l’histoire du théâtre et Michel Bouquet fut l’un de ses plus fidèles interprètes. Parmi les Pièces roses, ces comédies pleines de fantaisie, figure une petite merveille : “Léocadia” (1939). Elle se donne actuellement sur la scène du Funambule, à Montmartre, dans une mise en scène délicieusement féérique signée David Legras (1). L’occasion rêvée de (re)découvrir Anouilh…

Sur la petite scène du Théâtre Le Funambule, l’absence de rideau nous révèle d’emblée, dans une délicate lumière bleutée, un décor tout droit sorti d’un conte: un manège vide aux colonnes dorées, auquel un lierre envahissant confère des airs champêtres, sur lequel prendront vie les personnages de l’histoire. Le ton est donné. Dans une belle mise en abyme, nous voici d’entrée plongés dans le royaume du jeu et de l’enfance. Un homme élégant s’adresse alors à nous. C’est le Narrateur. Créé de toutes pièces par le metteur en scène (2), il sera le meneur de ce jeu tel le distingué conteur de “La Ronde” de Max Ophüls, faisant lui-même tourner le manège et ses occupants.

Une jeune ouvrière à l’esprit rationnel, une Duchesse totalement fantasque, un domestique lunaire, un Prince rêveur figé dans sa mélancolie, un Monsieur Souvenir sans aucun souvenir et un fantôme seront les personnages de cette joyeuse fantaisie dans laquelle la drôlerie le dispute à la poésie. Mais de quoi s’agit-il au juste ? Dans un petit village de Bretagne, à une époque que l’on imagine entre les deux guerres, la Duchesse d’Andinet d’Andaine a fait venir de Paris une jeune modiste pour lui offrir de travailler au château. Mais l’emploi qu’elle lui réserve est un peu particulier : il s’agit d’incarner auprès de son neveu, le Prince Albert Troubiscoï, le grand amour de celui-ci, Léocadia Gardi, une cantatrice morte peu après leur rencontre et dont Amanda est le véritable sosie.

Suite au drame, pour sauver le jeune homme du désespoir et immortaliser ses moments passés avec Léocadia, la Duchesse a fait reconstituer dans son parc tous les lieux fréquentés par les amoureux pendant leurs trois jours de bonheur et employé Monsieur Souvenir. Or, justement le souvenir de Léocadia semble s’estomper et la mélancolie du Prince redoubler. Il s’agit de raviver tout cela. Les choses se dérouleront un peu différemment et, comme il s’agit d’un conte de fées, la ravissante modiste réveillera le Prince de son rêve pour le ramener à la réalité de l’amour… D’ailleurs, le Prince a-t-il réellement aimé Léocadia ? est-on en droit de se demander. Et réciproquement. Peut-être tout cela n’est-il, après tout, qu’une illusion…

La pièce est des plus plaisantes, oscillant entre comédie et poésie. Le raffinement y est de mise. Son sujet décalé, ses personnages bien dessinés, la délicatesse de l’écriture  –“Pardon Monsieur, pouvez-vous m’indiquer le chemin de la mer ?” et ces “Mademoiselle” et “Monsieur” qui reviennent comme une délicieuse ritournelle…- lui confèrent un charme indéniable, propre au théâtre rose d’Anouilh. Les quelques ajustements effectués ici par la compagnie Les Ballons Rouges (la présence du Narrateur, la concentration de différents domestiques en un seul, la création de Monsieur Souvenir, concentré lui aussi de divers employés) permettent judicieusement de resserrer et fluidifier le récit.

La scénographie, belle et astucieuse, accorde une place importante à l’humour et à l’insolite. Ainsi ces chaises d’enfants ou ce taxi miniature dans lequel tente maladroitement d’entrer Amanda ne sont-ils pas sans évoquer le monde fantasque d’“Alice aux pays des merveilles”… Le décalage même du personnage d’Amanda face à cette famille de doux toqués nous ramènent d’ailleurs là encore à Alice. Saluons aussi les élégants costumes conçus par Jérôme Ragon qui participent grandement à l’esthétique de l’ensemble.

Mais si ce spectacle est une vraie réussite c’est aussi et surtout parce qu’il est porté par une troupe d’excellents comédiens. Dans des registres extrêmement variés, tous sont formidables ! Avec ce “Léocadia”, Anouilh fait un retour en beauté sur les planches.

Isabelle Fauvel

(1) David Legras est, par ailleurs, toujours à l’affiche de “À la recherche du temps perdu” au Théâtre de la Contrescarpe, spectacle dont nous avons fait les plus grandes louanges dans Les Soirées de Paris
(2) Qui l’interprète lui-même en alternance avec le comédien Jacques Poix-Terrier

“Léocadia” de Jean Anouilh, mise en scène de David Legras, au Funambule Montmartre 53 rue des Saules 75018 Paris, les samedis à 17h, dimanches à 18h et lundis à 19h ou 21h en alternance jusqu’au 9 avril

Photos: ©Yann Ray
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2 réponses à Au bonheur d’Anouilh

  1. Sélaudoux Marie-José dit :

    « pouvez-vous m’indiquer le chemin de la mer? » tous les amateurs de théâtre de plus de 70 ans connaissent cette phrase. Merci à Isabelle d’avoir ravivé nos souvenirs sans doute un peu nostalgiques.

  2. levazeux dit :

    Bonjour
    Avez-vous d’autres propositions concernant le theatre d’Anouilh ou Giraudoux?
    Seront-ils joues prochainement?
    Il paraît qu’il n’intéresse plus personne ?
    Dommage

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