Exil lunaire

Soixante-dix ans après sa première publication, on s’y laisse encore prendre comme des vieux bachibouzouks toujours prêts à remonter en selle. Alors que la NASA vient tout juste d’annoncer le nom des quatre astronautes qui iront en 2024, orbiter autour de notre astre en prévision d’une future installation au sol, « Objectif Lune » montre à bien des égards, comment Hergé avait balisé le trajet. Si cette BD nous réjouit encore l’âme en 2023, on peut imaginer l’étonnement et le plaisir des lecteurs de 7 à 77 ans à une époque où l’URSS n’avait pas encore lancé son satellite Spoutnik. Hergé avait donc une sacrée avance puisque le deuxième tome, « On a marché sur la lune » devait sortir en 1954 contre 1957 pour le drop de Spoutnik. Notre appréciation sur cet album évolue forcément, entre notre regard d’enfant et nos yeux devenus adultes. C’est sans doute ce qui contribue à écarter tout effet de lassitude. Et c’est vrai pour n’importe quel album de Tintin, ce reporter qui n’écrivait jamais, personnifiant ainsi l’idée du reporter en soi, du journaliste totémique, matriciel et référent.

Si l’on s’amuse à porter les lunettes du relecteur sensible (ou sensitive reader) celui qui vise à gommer ou édulcorer avant publication ou republication, tout ce qui ne convient plus en 2023 , il y a à l’évidence du travail. D’abord parce que la femme n’existe pas dans « Objectif Lune », sauf sous la forme d’une hôtesse de l’air qui ose proposer au capitaine Haddock, en vol pour la Syldavie, de l’eau dans son whisky. En plus il l’appelle « mademoiselle », ce qui est aujourd’hui considéré comme un regrettable a priori pouvant blesser la personne ainsi interpellée. Sachant qu’elle pourrait aussi se considérer comme non binaire (aucun genre), il y a là matière à censure mais il semble que, sauf peut-être pour les aventures de Tintin au Congo, personne ne veuille s’attaquer au mythe. De surcroît Haddock fume, réclamant régulièrement sa pipe du soir avec une candeur touchante. Du moins avant le fameux vol astral qui lui est non-smoking.

Ce n’est pas comme Tintin dont on ne connaît que le nom de son père créateur. C’est un être sans famille et à âge constant. Il est né directement à admettons trente ans et Hergé l’a maintenu dans ce créneau comme la plupart des héros de BD. Il ne boit pas, ne fume pas et ne fait rien non plus qui pourrait l’inciter à se confesser. Jamais un mot plus haut que l’autre: il traite les plus infâmes tueurs de « gredins », ce qui ne vaudrait à personne de nos jours, un procès en diffamation.

C’est moins vrai pour son acolyte à casquette de capitaine. Le douanier maladroit qui asperge Haddock en décapsulant une bouteille d’eau gazeuse, se voit traiter de cornichon, de pirate et de logarithme soit dans ce dernier cas et en clair, d’un « nombre d’une progression arithmétique correspondant à un autre d’une progression géométrique » selon une définition d’un Larousse de la prime époque. La surprise du douanier syldave s’explique donc facilement mais il aurait pu en revanche, s’offusquer de se voir aussi décrit comme un sapajou genre de petit singe qui voulait aussi dire par extension « petit homme ridicule » toujours selon l’édition 1936 d’un Petit Larousse. Ça, ce n’est plus possible si on veut bien souvenir qu’encore très récemment, une secrétaire PS ayant traité des militants d’un courant différent du sien de « macaques », s’est vue presque instantanément démise de ses fonctions internes à la fédération. Aurait-ce été moins grave si elle les avait traités de zouaves, dénomination qu’un certain professeur Tryphon Tournesol avait moyennement pris. La question est posée, dans le domaine du péjoratif, le curseur est en effet hautement sensible.

Pour en revenir au thème de l’album, s’il y a bien quelque chose qui garnit régulièrement les articles de presse, ce sont les propos considérés comme « lunaires ». Et il ne faut pas y voir un compliment mais davantage une façon de reprocher à quelqu’un d’être très éloigné des réalités. Évidemment, une fois arrivée sur place, la fine équipe entourant Tintin ne tenait plus mécaniquement que des propos lunaires. Lorsque prochainement, des astronautes retourneront fouler la poussière de cet astre réputé mort, ils pourront toujours à l’occasion se voir reprocher de tenir des propos terriens, ce qui voudra bizarrement dire la même chose. Même tarif pour les propos jupitériens mais ils sont moins usités.

En tout cas, rien de tel que la Lune pour entretenir la nostalgie du pays encore que ce soit possible sans pour autant quitter le plancher des vaches. Comme le disait en effet (avec un point-virgule) le philosophe et homme politique Edgar Quinet (1803-1875), « le véritable exil n’est pas d’être arraché de son pays; c’est d’y vivre et de n’y plus rien trouver de ce qui le faisait aimer ». Ce n’est qu’une formule mais si elle nous touche, c’est que son auteur a visé pas loin du cœur.

PHB

Print Friendly, PDF & Email
N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans BD. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

3 réponses à Exil lunaire

  1. Admirons la sagesse de ceux qui rêvent d’habiter la lune après avoir rendu la terre inhabitable. Lanza del Vasto

  2. Numa dit :

    Très intéressante analyse !

  3. Jean Knapen dit :

    Tintin avait-il un nombril ?

Les commentaires sont fermés.