Basquiat vital et captivant à la Philharmonie

De toutes les expositions que l’on peut voir en ce moment à Paris il en est une qui revivifie à coup sûr le métabolisme des visiteurs. Afin d’honorer le musicien qu’il fut d’abord et l’artiste  qu’il devint par la suite, la Philharmonie accueille en effet dans ses murs Jean-Michel Basquiat (1960-1988), un des meilleurs événements venus au monde de l’art ces dernières décennies. Son passé musical singularisé par la no wave, genre sonique déstructuré s’opposant ironiquement à la new wave, justifiait à l’aise cette exposition réalisée en collaboration avec le Musée des Beaux-Arts de Montréal. Si la manifestation s’intitule « Basquiat Soundtracks » il fallait donc qu’elle soit littéralement accompagnée d’une bande sonore. Disposition qui n’est pas pour rien dans l’effet réveil-matin qu’elle occasionne. L’ambiance sonore qui accompagne le visiteur, pour le moins réjouissante, est inédite pour chacun d’entre eux. Ce qui fait que cela change un peu et même beaucoup des expositions compassées ou chaque gardien de salle a l’air de porter sur son visage le masque mortifère de l’ennui.

L’ingénieur du son sollicité pour l’occasion, Nicolas Becker, s’est appuyé sur un logiciel spécial qui permet de multiplier à l’infini les combinaisons de sons. Elles sont à la fois pertinentes (eu égard au sujet) et imprévisibles. Ce qui fait que les « soundtracks » se renouvellent constamment, modifiant à chaque fois le parcours sonore qui surgit de partout. Cette disposition s’est faite avec Bronze. Un logiciel estampillé IA nous dit-on, pionnier en la matière. Donc pas moyen de s’endormir sur le parcours scénographique avec ce stratagème et c’est ce qui confère, répétons-le, un atout clairement bonifiant à cette exposition fébrile, voire un brin orageuse.

De quoi d’ailleurs donner au visiteur l’envie de revenir (c’est rare), tellement les œuvres peintes de Basquiat nous interpellent. D’abord par un effet travelling: comme si nous passions devant en voiture ou en train au ralenti avec une caméra en main. Ensuite par la tentation de l’entomologiste scrutant les milles détails, les milles petits mots, les milles petites images qui parsèment et pigmentent chacune de ses toiles. Au début graffeur signant SAMO pour same old shit, Basquiat (confronté tout jeune au monde de l’art par sa mère qui l’emmenait au Museum of Modern Art de New York), a ensuite été repéré par les gens qui comptaient à la fin des années soixante-dix et au début de la décennie suivante. Ce qui le conduira à exposer aux côtés de personnalités comme Keith Haring, Andy Warhol ou Robert Mapplethorpe. Des grands galeristes vont ensuite le prendre en main et sa notoriété va grandir très vite au même titre que ses revenus, contribuant à faire de lui un beau jeune homme perdu dans le monde du luxe, cramé par les drogues et sans doute un peu exploité sur les bords.

C’est pour toutes ces raisons que l’exposition organisée à la Philharmonie a quelque chose de captivant, de vital. Puisqu’elle nous propose de nous immerger dans un concentré artistique et sonore de ces années-là. L’effet qu’elle procure est d’ailleurs perceptible chez les visiteurs. Quelle que soit la génération, presque tout le monde bouge sous les ondes croisées du hip hop ou du jazz, sans compter ici ou là les images de films. D’autres au contraire s’immobilisent comme des oiseaux échassiers en équilibre sur une patte. Ils scrutent quasi tétanisés cette grande toile sans titre (voir détail ci-desous) où autour d’une tête de mort tourbillonne au moins deux grandes références du jazz (Charlie Parker, Lester Young…), une effigie de Charles Darwin, une liste d’animaux variés et une répétition du vocable perhaps. La peinture de Basquiat est symétriquement inverse au calme de génies comme Corot ou Veermer. Elle griffe, elle rature, elle hypnotise, elle oscille, elle sidère, elle tremble. Le cas échéant elle fait tomber les bigoudis et glisser les bas de stupeur. Elle  force en tout cas l’adhésion et, si ce n’est pas le cas, s’impose sans solliciter le consentement.

Il n’est pas besoin dans ces conditions d’être un fin connaisseur (et possiblement un survivant) de ces années-là, hip hop et graffiti en tête, pour aller voir Basquiat à la Philharmonie. On en ressort tout de même un peu plus averti qu’à l’entrée avec la sensation non pas d’avoir été baptisé (encore que), mais celle d’avoir reçu en intraveineuse un cocktail à la fois toxique et oxygénant. Basquiat nous susurre entre autres choses qu’en dehors de promener le chien au Bois de Boulogne, de regarder le journal de vingt heures et de jouer au Scrabble en buvant de la tisane, un autre monde est possible. Mais c’est bien et lui et ses pairs qui ont pris tous les risques en nous laissant l’exquis plaisir d’en goûter exclusivement les fruits.

PHB

« Basquiat soundtracks », jusqu’au 30 juillet 2023 à la Philharmonie de Paris

Photos: ©PHB
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2 réponses à Basquiat vital et captivant à la Philharmonie

  1. Marie Pierre Sensey dit :

    J’aime l’idée d’opposer l’art tranquille (Veermer ou Corot) et «  intranquille » et que l’œuvre est inséparable de la vie de l’artiste. Y a t il des recherches et des études poussées sur ce sujet ?
    J’aime aussi l’idée de la bande son et j’imagine que dans le futur cette dimension sonore sera partie intégrante de la scénographie des grandes expositions qui est de plus en plus sophistiquée.

  2. Marie-Hélène Fauveau dit :

    Merci

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