Les soixante ans de « Z »

Les écrivains, les poètes ou les artistes ont un avantage connu par rapport aux scientifiques. Ils peuvent s’avancer sur ce qu’il advient d’un être dont le cœur vient de s’arrêter sans crainte d’être contredits. Il y a de cela soixante ans, presque jour pour jour, le député grec (de gauche) Grigóris Lambrákis était blessé à mort dans une rue de Thessalonique le 22 mai. Il expira le 27. De cet événement a notamment été tiré un film de Costa-Gravas inspiré d’un roman dont il reprenait le titre: «Z». Publié en 1966 (1967 pour la version française), le récit inspiré de l’assassinat était signé Vassilis Vassilikos (1934-). Et ce qu’il y a de tout à fait remarquable dans ce livre, c’est que son auteur fait parler l’âme du défunt. Cette âme qui s’éloigne de ce corps brutalement refroidi. Elle s’exprime étrangement d’ailleurs, comme une femme dont le mari vient de mourir, au point d’instiller une certaine confusion dans l’esprit du lecteur. Cette âme encore qui disait: «Maintenant que tu vas t’étendre au sein de la terre, souviens-toi que je t’ai aimé et que pour cette raison tu ne mourras jamais».

C’est la force insigne de Vassilis Vassilikos que de fragmenter son roman. D’une part il y a le récit à peine camouflé d’un assassinat politique réel et d’autre part un courant poétique tout à fait saisissant car presque inattendu. Sur plusieurs pages l’auteur donne la parole à l’âme qui sentant sa dissolution prochaine, survole cette Grèce qu’elle a chérie. Faisant de cette chose immatérielle une voix supplémentaire, lui conférant ainsi une substance formellement féminine, il lui fait dire encore : «Mon amour si je pouvais te prendre par la main en cet instant. Tu me parlerais, tu me regarderais. Je suis lasse. Comment. Pourquoi tout a-t-il pris fin de cette façon? Sans avoir joui de toi dans ton déclin, sans avoir appris à te perdre petit à petit. Tu m’as quittée si subitement que je suis restée avec un vide carré entre les bras, tout en angles acérés par où siffle le vent. Sans toi, je suis une citerne vide».

Le livre ne précise pas que les événements relatés collaient à une réalité bien tangible de la vie politique grecque, contrairement au film qui le stipulait sans ambages. « Z » n’était pas officiellement Grigóris Lambrákis, mais tout le monde avait bien compris qu’il s’agissait d’une très mince précaution. La version imprimée et la version filmée ne s’écartaient des événements que par des détails sans importance sur le fond. En 1963, à Athènes comme à Thessalonique, dans une ambiance de guerre froide, prospérait un anticommunisme primaire. Malgré un gouvernement plus ou moins centriste, les ultra-nationalistes trustaient la police, l’armée et plus globalement l’administration. Suffisamment en tout cas pour planifier des coups de main contre la gauche communiste organisant des meetings pacifistes. La police protégeait les nervis qui allaient casser du coco. Bonne mère, elle fermait les yeux sur leurs voies de fait exercées dans le privé et leur donnait des moyens de subsistance afin d’entretenir leur fidélité. En mai 1963, c’est toute une chaîne de commandement qui se mit en branle jusqu’au coup de matraque fatal (dans le roman) et le choc (prémédité) d’un triporteur dans ce qu’a retenu l’histoire. Peu importe. La disparition de l’élu causa une grande émotion. Un juge intègre (Trintignant dans le film) s’entêta à faire sortir  la vérité de son trou avant d’être lui-même inquiété. Puis vint la dictature des colonels en 1967. Et le juge fut élu président en 1985.

Avec « Z » Vassilis Vassilikos signait sans conteste un grand roman de quelque 340 pages. On y entre sans se méfier et il faut bien admettre que l’on est très vite happé par l’enchaînement des événements. Ce n’est rien de dire que l’auteur cartographie tout un contexte. Il pose sur le papier toute une série de figurines en éventail. Les assaillants, les témoins, les commanditaires, les corrupteurs, les corrompus, Vassilis Vassilikos brosse ici une galerie de portraits féroce. L’action se décompose en plusieurs entrées ouvrant encore d’autres voies.

Mais la grande force de l’ouvrage répétons-le, est dans cette poésie qui s’installe dans les angles. Quand il écrit par exemple (toujours à la place de l’âme): «Le noir coton du deuil laisse passer le soleil. Il me brûle». Le récit décidément, est pour moitié un adieu. Quand cette conscience qui s’échappe dit encore: «Le monde se rétrécit sans ta voix.» Ce faisant Vassilis Vassilikos fait en quelque sorte comprendre à ses lecteurs que nous sommes tous orphelins ou en deuil de quelque chose, de quelqu’un, de notre passé. Les âmes aussi comptent leurs hématomes.

 

PHB

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Une réponse à Les soixante ans de « Z »

  1. Marie Pierre Sensey dit :

    Merci pour cette belle et touchante évocation.

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