Faire la guerre ou faire la fête

Qu’elle soit campagnarde ou urbaine, officielle ou familiale, religieuse ou profane, la fête flamande est toujours démesurée, débordante, libérée de toute contrainte. Les très réputés ateliers d’artistes (familles Brueghel, Jordaens, Rubens) ont mis tout leur savoir-faire pour représenter kermesses, processions, visites princières ou manifestations populaires avec un extraordinaire souci du détail, sans rien masquer des débordements habituels ni même, dans certains cas, des beuveries qui semblent ici parfaitement acceptées. Une centaine de toiles très représentatives de ces festivités si particulières sont visibles en ce moment à Lille, où le Palais des Beaux-Arts (dont Juliette Singer, ancienne conservatrice en chef au Petit Palais, vient d’être nommée directrice) propose jusqu’au 15 septembre l’exposition « Fêtes et Célébrations flamandes ».  Mais attention…Pour accéder à ce monde festif propre au pays flamand et souvent vérifiable aujourd’hui encore, il faudra d’abord passer par une case qui aurait pu s’intituler « Les Désastres de la guerre ». Car entre 1550 et 1650, l’Europe a connu d’incessantes guerres, religieuses ou politiques, dont tous les habitants pâtissaient.

L’important tableau (anonyme) « La Furie espagnole » illustre avec un réalisme très cru l’épisode particulièrement douloureux de la guerre dite de Quatre-Vingts-Ans (1568-1648): le 4 novembre 1576 les exactions des militaires espagnols mutinés provoquèrent la mort de plusieurs milliers d’habitants, et ce sac d’Anvers marqua le début de la chute de l’opulente cité, alors centre culturel et économique très important d’Europe. Dans cette même salle, deux étranges tableaux de David III Rijckaert l’Anversois, se répondent d’une curieuse façon. C’est « Le Chagrin des Paysans » (Boerenverdroet) et « La Joie des Paysans » (Boerenvreudgdt) tous deux datés de 1649. Cette ambiguïté voulue par l’artiste illustre sans doute l’alternance des épisodes tumultueux et des temps de paix toute relative, le traité de Munster ayant été signé entre deux. Leur présence en début de visite annonce la suite: dans ce contexte incertain, les fêtes agissent d’abord comme exutoires aux rudes conditions de vie mais elles favorisent aussi la cohésion sociale en temps de paix.

Pour illustrer au plus près l’intitulé de l’exposition, plusieurs chapitres ponctuent un parcours thématique. On découvre d’abord l’importance accordée aux visites princières (les « Joyeuses Entrées »), les traditionnels et populaires Ommegang (à la fois processions et cortèges folkloriques, tradition qui se perpétue de nos jours à Bruxelles)  et aussi les « concours de tir à l’oiseau » qui mettaient en compétition les différents corps de métier. De toute évidence, à en juger par l’importance des tableaux réunis, il s’agissait d’événements de première importance, et les villes y consacraient une grande part de leur budget.

La section des  « Noces et fêtes villageoises » est sans doute celle qui a contribué à rendre la peinture flamande si populaire. Il est vrai que ces peintures très colorées, très réalistes, qui cultivent souvent le pittoresque, l’humour et même l’ironie s’adressent au plus grand nombre. Découvrant récemment l’exposition lilloise, un visiteur belge faisait remarquer que l’art de la Bande dessinée, dont son pays était passé maître, pouvait provenir de ces tableaux bruegheliens qu’il faut regarder un certain moment pour en découvrir toutes les subtilités.

On pourra également s’amuser à comparer deux tableaux exécutés à dix ans d’intervalle, mais où l’on sent une patte commune: la « Danse de Noces » (1600)  de Jan Brueghel l’Ancien et  la « Danse de noces en plein air »,  dite aussi « Danse de la mariée » (1610) de Pieter Brueghel jeune. Jan et Pieter étaient deux frères, fils du « grand » Pieter Brueghel, maître de la dynastie. De ce dernier, le musée lillois présente les très célèbres « Mendiants » ou « Culs de jatte » (1568), qui ont exceptionnellement quitté pour un temps le musée du Louvre.

La dernière section semble faite pour oublier les horreurs présentées en début de visite. Le titre est explicite: « Le Roi boit », thème illustré par le célèbre tableau de Jacob Jordaens (1640), autre chef-d’œuvre (ci-contre) prêté par les musées royaux de Belgique, particulièrement sollicités pour cette exposition. Voila donc de quoi remettre du baume au cœur, même si les trognes rubicondes de ces soiffards célébrant l’épiphanie nous semblent moins sympathiques que les braves paysans ventrus dansant au son de la cornemuse.

La toute dernière toile du parcours représente un amoncellement de crêpes, gaufres et autres alléchantes « cougnoles ». Attribué à Hans Francken, ce tableau est imprudemment qualifié de « Nature morte », alors que tout visiteur normalement constitué n’aura qu’une envie: celle de redonner vie à ces très appétissantes mignardises, d’autant qu’une vraie table proposant un véritable festin a été dressée au milieu de la salle.

Gérard Goutierre

Fêtes & célébrations flamandes/Palais des Baux Arts de Lille. Jusqu’au 1er septembre 2025
Illustration 1: La Furie espagnole à Anvers en 1576 (anonyme)
Anvers, Collectie MAS , ph. Louis De Peuter
Illustration 2: Jacob Jordaens, Le Roi boit /Musées  royaux des Beaux-Arts , Bruxelles/Ph. J. Geleyns -Art Photography

 

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2 réponses à Faire la guerre ou faire la fête

  1. Klazina van der Smit-Korbee dit :

    Bonjour monsieur Gouttière,
    Merci pour cette évocation des fêtes de jadis !
    Étant néerlandaise d’origine je me permets de vous signaler que le mot « chagrin » se traduit par « verdriet » en langue néerlandaise.
    Chaleureusement
    Klazina van der Smit-Korbee

  2. Michèle-L Hottelart dit :

    Bonjour Gérard,
    J’irai bien sûr voir cette belle exposition aux Beaux-Arts.
    Dans ce contexte, on peut aussi rappeler le très beau film de Jacques Feyder LA KERMESSE HEROIQUE sorti en 1935.
    L’action se déroule bien après les horreurs du sac d’Anvers (1576) qu’ont connues tous les habitants de la région.
    Lors d’une kermesse, on voit de très courageuses villageoises s’organisant pour défendre leurs biens alors que leurs maris, peu courageux, n’osent affronter l’ennemi espagnol qui approche.
    De l’humour, de la politique, des allusions contemporaines ….
    A voir par toutes les femmes de Flandres.
    MLH

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