Paris-Berlin A-R pour Delaunay et Apollinaire

Il fallait compter 14 heures pour aller, en 1913, de Paris à Berlin. Ce que fit cette année-là le peintre Robert Delaunay, accompagné de Guillaume Apollinaire. Le premier poursuivait un objectif, celui de faire la promotion de sa peinture outre-Rhin. Apollinaire quant à lui, avait été réquisitionné pour sa plume et son éloquence en public. Ce voyage a fait l’objet d’une thèse détaillée, travail transformé plus tard en un livre en tout point passionnant pour tous ceux s’intéressant à la genèse de l’Art moderne. Il a été publié en 2021 et avouons-le, passé sous la ligne de nos radars. Nous réparons ici un manquement justifié. Tellement le travail abattu par l’auteure, Sophie Goetzmann, impressionne. Chaque page est tissée d’informations, obligeant le lecteur à surligner les passages les plus marquants. Comme, dans la première partie, la façon dont Robert Delaunay (1885-1941) voulait convaincre de son talent Herwarth Walden (1878-1941), lequel se trouvait être à la fois l’animateur de la revue Der Sturm et le patron de la galerie d’avant-garde du même nom.

Car Robert Delaunay, étreint par une sorte d’anxiété commerciale sur le devenir de sa production, cherchait à s’imposer plus ou moins  finement outre-Rhin, de façon à y restreindre à l’avance toute concurrence française. Et multipliait pour cela les arguments. Ce que ne manqua pas de remarquer son correspondant, lequel manipula habilement son solliciteur en retour, tout en l’attirant dans ses rets via une flatterie savamment dosée. Il laissait aussi entendre que Picasso l’intéressait, histoire de chatouiller la fébrilité de Delaunay. On se régale devant tant de duplicité. C’était à qui serait le plus malin.

Ce qu’il y a de sûr, c’est que l’initiative va fonctionner. Le tandem Delaunay-Apollinaire allume le Berlin des arts, sous la houlette efficace de Walden. Lequel publie un texte de Delaunay dans sa revue,  paraissant simultanément dans Les Soirées de Paris, dûment encadré par Apollinaire. On peut dire que Delaunay a eu le nez creux. Son escapade berlinoise va beaucoup contribuer à lancer sa carrière internationale. Quand viendront les bisbilles avec le galeriste, Walden rappellera  à son interlocuteur français, que l’origine de son décollage s’intitule Der Sturm. Delaunay qui joue en fond de court, lui répliquera en sens inverse. Le lecteur compte les points.

Il n’empêche qu’Apollinaire et Delaunay, ont vécu à Berlin un épisode marquant de leur vie. Pour le poète et éditeur des Soirées de Paris (avec Serge Férat et ses amis), le déplacement est une reconnaissance. Les deux Français s’étaient logés au Grand Hôtel Bellevue sur la Postdamer Platz. Sophie Goetzmann raconte dans les détails ce 18 janvier à vingt heures où Apollinaire donne une conférence à la galerie Der Sturm à l’occasion de l’exposition Delaunay. Elle est intitulée « Die moderne Malerei » (la peinture moderne). Cette conférence fait l’objet d’un article signé André Salmon dans Gil Blas, confirmant que l’écrivain a bien fait le trajet pour aller défendre l’art moderne en général et Delaunay en particulier. On comprend mieux à cette occasion, pourquoi il sera plus tard question d’un certain Albert Haas (1873-1935) dans Les Soirées de Paris. Car il est l’auteur dans le Berliner Börsen-Courier (le journal de la Bourse), d’une chronique sur la fameuse conférence.

Ce succès pour les deux hommes a laissé au moins une trace réjouissante, conservée à la BnF. Il s’agit d’une sturmpostkarte (carte postale de la galerie Der Sturm) représentant une Tour Eiffel vacillant sur sa base et enrichie d’un poème d’Apollinaire: « Au nord au sud/Et les grands cris de l’est/L’océan à l’ouest se goufle (sic)/La tour à la roue/S’adresse. » Une sucrerie pour qui aime et l’Art moderne et Apollinaire.

C’est dans ce poème que Sophie Goetzmann, a trouvé le titre de son livre: « Et les grands cris de l’est. » Dont on ne saurait trop recommander l’acquisition. Dans la mesure où via moult indications, on constate fasciné l’activité hors champ d’un artiste, celle consistant à faire sa propre promotion. La pureté d’intention que l’on prête aux artistes en général est une fois encore égratignée.

Il se trouve par ailleurs qu’en ce moment-même (1), est mis en vente une carte postale d’Apollinaire adressée à son ami Jean Mollet, en février 1915, lorsque le poète est encaserné à Nîmes suite à son engagement. Voilà ce qu’il écrit: “Marie Laurencin (son ex compagne partie en Espagne avec son nouvel amant allemand  ndlr) m’a écrit une lettre tordante avec la description de son mari qu’elle traite de soûlot. Elle a vu ce lâche de Delaunay à Madrid où il s’est réfugié.” Peut-être était-ce du second degré.

On pourrait dire que les tranchées, pour Delaunay, n’étaient pas le meilleur lieu indiqué pour travailler sa notoriété. Apollinaire en revanche, composait encore des poèmes entre deux coups de canon. Mais tout cela est vaine querelle. L’un des mérites du livre de Sophie Goetzmann est qu’il est un vrai travail d’enquête, avec le beau et le moins beau, comme dans la vraie vie.

PHB

« Et les grands cris de l’Est », Robert Delaunay à Berlin 1912-1914, Sophie Goetzmann, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, collection Passages 30 euros
(1) La carte postale à Jean Mollet (à vendre sur le site Autographes des siècles)
Source image 2: BnF
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