Et il y eut même des gens pour se plaindre des nuisances. Au camp de la Muette, on avait interné des dizaines de milliers de juifs, crevant de faim dans des conditions d’hygiène désespérées et il y eut malgré tout des râleurs pour se plaindre de la lumière des miradors. Lesquels dérangeaient les nuits du voisinage. Alors que c’est leur conscience qui aurait dû sursauter chaque nuit. Entre 1941 et 1944, le site de la Muette à Drancy, servit de transit aux camps de la mort. En autobus ou en train, il vint d’abord des hommes, puis des femmes avec enfants, puis des enfants seuls, stockés dans cette enceinte à ciel ouvert. Une bande dessinée anormalement épaisse, près de 300 pages, vient de leur donner la parole. Avec une scénariste (Valérie Villieu), un dessinateur (Simon Géliot), une conseillère historique (Annette Wieviorka) et un coloriste (Philippe Marlu). Ce dernier, comme on peut le voir ci-contre, n’a employé que des déclinaisons de bleu et de gris afin d’illustrer le propos général. Pour un résultat tout à la fois triste et beau si tant est qu’il est possible de parler d’esthétisme dans un environnement aussi tragique. Mais c’était, parions-le, une façon de rendre une dignité, un voile d’honneur, à tous ceux dont la vie fut ici brisée.
Il n’y pas eu tant d’images pour « renseigner » Drancy. Il y eut Georges Koiransky, lequel, de sa pointe mine, s’était notamment penché sur l’arrivée des enfants à la descente du train. Des enfants accueillis par des gendarmes dans un environnement même pas fait pour des adultes. Une exposition (1) avait été organisée sur ces dessins et d’ailleurs, la BD, sobrement titrée « La muette » cite le titulaire du crayon clandestin à la toute fin parmi les sources, les références historiques et les courriers retrouvés, ceux que l’on faisait passer en douce moyennant finance ou échange et quelquefois faut-il l’espérer, via un geste d’humanité. Toutes sortes de documents qui, en tout cas, ont servi le scénario de « la Muette ».
Afin de donner un fil conducteur à cet événement dément, Valérie Villieu nous fait suivre quelques personnages nassés puis raflés, grâce à nos bons gendarmes. On finit par s’attacher à Béno, Samuel ou Nathan. Ils faisaient partie des 4345 hommes arrêtés en août 1941, du seul fait de leur appartenance à la religion juive. Bientôt ils seront près de 75.000 qui embarqueront de force dans des trains en vue d’être exterminés. Peu en reviendront. Et il est fou de constater dans cette histoire qui nous est contée en détail, que jusqu’au bout, alors que l’armée allemande s’effondrait mois après mois au cours de l’année 1944, les Allemands qui avaient pris le relais des gendarmes, se sont acharnés jusqu’à la dernière minute, à expédier les gens vers la mort. Quand ils ne s’étaient pas suicidés auparavant ou qu’ils n’avaient pas été fusillés.
Hélas cette BD captive, éveillant en nous une culpabilité rétrospective. Comme ce jour de 1942 où le premier convoi partit de la gare du Bourget-Drancy, avec 565 internés, auxquels se joindront 547 pairs de camp de Compiègne. Il s’agissait d’une mesure de représailles à la suite d’attentats perpétrés par la résistance communiste. Ils feront leur dernier voyage dans des wagons de 3e classe, mince réconfort par rapport à ceux qui par la suite, seront entassés dans des wagons à bestiaux.
Dans tout cet effroi, au milieu des Français venus se payer des juifs au propre comme au figuré, on compte le sinistre capitaine Marcelin Vieux, lequel échangeait des faveurs sexuelles contre des promesses qu’il ne tenait pas. Dans cette machine à broyer qu’était le camp de la Muette, les auteurs de cette BD ont heureusement fait passer beaucoup d’humanité, des histoires d’amitié, des fragments d’amour sous surveillance.
Leur ouvrage commence dans une rue de Paris avec une romance entre un homme et une femme. Dans les bulles ils ont placé le texte d’une chanson de Charles Trenet « La romance de Paris », datée de 1941. Qui disait « Ils vivaient avec un rêve étrange/Et ce rêve était bleu comme les anges ». 1941, c’était l’année de la rafle. La couleur évoquée par Trenet est justement celle, délavée, noircie, enveloppant toute cette histoire d’un voile humide. Un jour, il y a si peu de temps.
PHB
Un détail qui a son importance: Vous écrivez: arrêtés du seul fait de leur appartenance à la religion juive. Ils étaient arrêtés parce qu’il étaient censés être juifs, tout simplement. Beaucoup d’entre eux ne pratiquaient pas la religion juive. Certains découvraient même à cette sinistre occasion qu’ils étaient juifs!