C’est sûrement l’une des automobiles Peugeot parmi les plus photographiées au monde. Surtout dans cet état de carcasse rouillée avec son squelette mécanique que l’on distingue très bien vu qu’il n’y a plus de plancher. Elle est restée là depuis le 10 juin 1944, le jour où la 2e division SS Das Reich est venue se venger des actions de résistance en massacrant tout un village. On appelle ça des représailles, c’est un genre d’activité dont l’espèce humaine n’a jamais réussi à s’affranchir. La tendance se porte toujours bien ce qui fait que la visite en ce moment-même du village martyr d’Oradour-sur-Glane nous interpelle comme une actualité, comme le maillon d’une chaîne d’horreurs n’ayant ni début ni fin. En outre, le Centre de mémoire qui ouvre l’entrée de ce lieu situé à une vingtaine de kilomètres de Limoges (Haute-Vienne), vient de fermer. Il ne rouvrira pas avant juin 2027. Mais Oradour, dont le temps s’est arrêté il y a de cela quatre-vingts ans, restera ouvert au public. On y entre librement et dès les premiers pas, il y a une angoisse qui vous étreint, malgré les beaux jours de septembre, malgré cette belle vigne qui s’enroule sur une des ruines et dont on n’ose cueillir un des fruits.
Il devait faire bon vivre ici. Vu les nombreux commerces que des pancartes nous signalent, car il n’apparaît plus aucun détail qui permettrait d’identifier là un coiffeur, ici un café. L’église on la reconnaît. Son autel, son bénitier sont toujours là. Elle n’a plus de toit. Dessous, ont été massacrés des habitants. Toutes catégories de personnes dont des enfants que les soldats ont tout simplement abattus, calcinés avec leur famille. Six cent quarante-trois quand même, six cent quarante-trois victimes, d’origine locale, mosellane ou espagnole ainsi qu’en témoignent les tombes du cimetière, passant du bonheur tranquille à l’effroi.
Le Centre de mémoire a fermé ses volets mais les funestes souvenirs, rêve pour le juste avant et cauchemar pour le juste après, circulent toujours. Il y a donc l’église, à côté les halles et juste en face, le café Chez Brandy au contenu volatilisé. On imagine sans peine cette activité rurale, les sons, les couleurs, qui s’exprimaient dans les rues.
Ici le temps s’est arrêté comme à Pompéi. Les cendres n’ont rien conservé. Mais il y a ces carcasses de voitures qui parsèment le terrain. Des Citroën, des Peugeot des Renault. Elles témoignent d’une certaine prospérité, d’une certaine aisance. On reconnaît aussi une machine à coudre, un poêle, une marmite, avec l’herbe qui pousse autour. Il devait être bien agréable de vivre ici, d’aller enfant chercher des écrevisses dans la Glane toute proche. Les voix des martyrs cependant, nous chuchotent un très vieux chagrin, tous les termes d’une désolation voulue par une division de soldats enragés.
L’entretien de la mémoire, comme par ailleurs, se justifie ici pleinement. On croise des ouvriers consolidant certains édifices. Et il le faut. Même si cela n’empêche rien. Ces soldats de l’armée allemande s’en étaient payé une tranche bien sanglante, mais dans l’Allemagne libérée un peu plus tard, il y eut aussi le sac, les viols, les meurtres, perpétrés par les nouveaux vainqueurs, durant cette période où la morale n’est pas trop regardante, où le droit est en suspension. C’est régime du butin de guerre, celui ternissant passablement des récits drapés de gloire et d’héroïsme.
Oradour-sur-Glane est un musée à ciel ouvert, intact si l’on peut dire, à côté de l’actuel village construit plus loin. Une plaque, toujours la même, fixée sur certains murs, indique ceci: « Ici lieu de supplice. Un groupe d’hommes fut massacré et brûlé par les nazis. Recueillez-vous. » À vrai dire on n’a pas besoin de cette injonction. Cela va sans dire. Mais on peut imaginer, comme paraît-il à Auschwitz, que des touristes trouvent rigolo de s’y prendre en photo. Pas ce matin-là de septembre, heureusement.
La compassion n’est pas un sentiment si fréquent. Ici, elle se déclenche tout de suite. Et ne vous lâche pas jusqu’au parking où le visiteur que vous êtes rejoint sa voiture. Laquelle pourrait très bien, un jour différent des autres, devenir ce genre de ruine métallique, assoupie de rouille et de deuil.
PHB