Cavale mentale

Lorsqu’il est coincé comme un vieux jerrican dans un garage, piégé dans un conseil d’administration qui s’éternise ou jeté comme un vaurien au fond d’une cellule déjà surpeuplée, l’esprit humain fomente des évasions intérieures. Notamment si l’esprit en question, fort en maths, doué aux échecs, est de surcroît épris d’art et de littérature. Déporté en 1944 au camp de Dora, François Le Lionnais trouva grâce à son amour de l’art, un exutoire imparable. Lorsqu’il se remémorait chaque détail de « La Vierge au chancelier Rolin » de Jean Van Eyck (1390-1441), cela lui permettait de s’abstraire de longs instants, de la litanie de l’appel, lors duquel chaque prisonnier devait patienter des heures, torturé par les crampes, le froid ou la chaleur. Avec son ami Jean Gaillard qui n’a pas survécu, il passait toute la peinture en revue la mise en scène de Van Eyck, jusqu’aux « petites touffes d’herbe » poussant entre « les pavés de la courette » et même « l’agitation citadine » que l’on distingue au fond de l’œuvre. Cette toile presque carrée (66 x 62 cm, ci-dessus) est visible au musée du Louvre. On la regardera différemment en songeant à celui qui faisait l’effort, depuis sa captivité, d’en projeter chaque centimètre carré dans l’esprit de son camarade.

François Le Lionnais avait rédigé un court texte sur cette cavale mentale qu’il organisait tous les jours à l’insu de ses geôliers. Ses souvenirs de camp avaient d’abord paru en 1946 dans la revue Confluences, sise dans un premier temps à Lyon. Grâce à l’éditeur L’Échoppe, ils avaient été republiés en 1999, dans un livret qui n’atteignait pas vingt-cinq pages et au tirage limité à 1000 exemplaires.

Titré « La peinture à Dora », l’ouvrage répétait donc l’expérience vécue dans ce camp spécialisé dans la production de missiles V2, lesquels devaient ravager plus tard quelques capitales. François Le Lionnais était même réputé avoir saboté le guidage d’une partie de ces engins de mort. Mais quand il comprit qu’il était possible de fuir sous l’œil des « gardiens imbéciles », sa vie changea substantiellement.

Afin de se distraire, avec son ami Jean Gaillard, ils passèrent en revue l’histoire de la Théorie des Nombres et plus largement des mathématiques. Puis ils en vinrent à l’électricité, à l’optique et à la chimie. Avant d’en arriver à l’art, ils explorèrent la philosophie depuis les théogonies primitives avant de s’attaquer à l’existentialisme et au marxisme. C’est ainsi qu’avec une « lanterne magique » de sa conception, il arriva à bâtir l’hallucination de « La Vierge au chancelier Rollin » et recréa pièce par pièce un « Saint-François recevant les stigmates » de Giotto (1266-1337). Naturellement, Jean Gaillard en redemandait et son guide lui fit connaître ainsi toutes sortes de toiles majeures, au point que s’il avait survécu, le Jean Gaillard en question les aurait aisément reconnues par la suite. Ils allèrent plus loin encore en pénétrant le « cœur battant », excitation aidant, dans la chambre qui se trouve à l’arrière-plan dans « Les ménines », l’œuvre célébrissime de Diego Vélasquez et réalisée en 1656. Un « emprunt » dont le musée du Prado à Madrid,  ne fut pas et pour cause, tenu au courant.

François Le Lionnais ne se déroba pas à l’approche d’auteurs plus récents. Il évoqua aussi bien le Douanier Rousseau (1844-1910) et sa « Charmeuse de serpent » que le « Fou en transe » de Paul Klee (1870-1940).

Pour dénicher une transition vers l’iconoclaste Marcel Duchamp (1887-1968), il fit appel à Nicolas Poussin et surtout l’autoportrait qu’il réalisa en 1650. François le Lionnais s’était en effet souvenu que cet artiste (1594-1665) avait adjoint derrière son propre visage, une série de rectangles dont l’emploi pouvait sembler un peu insolite venant d’un peintre du 17e siècle. La passerelle vers « La mariée mise à nu par ses célibataires, même » de Duchamp, avait été ainsi échafaudée et le conteur put également embrayer sur d’autres vedettes de l’art moderne comme Braque ou Mondrian.

Quand il fut séparé de son camarade par les circonstances, François Le Lionnais dut jouer tout seul en imbriquant avec audace et une grande liberté, des œuvres les unes dans les autres en implantant par exemple des baigneuses de Fragonard dans des décors totalement étrangers. Il alla jusqu’à réaliser ses propres tableaux mais dut convenir qu’il ne méritait pas tous un commentaire et que certains allaient jusqu’à couler, comme des dessins esquissés sur une vitre mouillée de pluie. Ayant épuisé ses ressources mentales pour ce qui est des choses graphiques, il passa ensuite à la musique et se souvenait notamment d’un morceau de Bach qu’il fit jouer dans une pièce de son cerveau, au cours d’une « redoutable » séance de désinfection.

Ce Lionnais devait être comme ces enfants que nous avons tous été en classe, s’évadant au beau milieu d’un cours de maths, rêvant de châteaux de sable et de marées toujours sur le départ et toujours sur le retour.

PHB

Photos: ©PHB

 

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2 réponses à Cavale mentale

  1. Sacrée puissance de l’esprit que celle permettant d’ainsi passer, ni vu ni connu, d’un plan à un autre pour tenter de sauver sa vie ! Il fallait néanmoins des peintures faisant le poids dans la balance, puisque contre la barbarie…
    Merci pour cette lecture !

  2. Tristan Felix dit :

    Voilà bien, cher Philippe, un grand bonheur comme un impressionnant espoir pour la journée (mais pas que) bien que huit milliards de cerveaux soient occupés et digérés par de gros colons.

    Merciiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii.

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