Pas étonnant que les notes de « Misty » avaient l’air de tomber du ciel. C’était un jour de 1954. Le pianiste Erroll Garner voyageait entre San Francisco et Chicago. Il regardait le paysage aérien, le ciel, les nuages, l’arc-en-ciel à travers le filtre d’un hublot embué. C’est ainsi qu’il composa « Misty », l’un des titres les plus joués de l’histoire du jazz. Si le titre d’un documentaire qui débarque en fin de semaine sur Arte manque un peu d’imagination (« Le swing au bout des doigts »), son contenu est une bénédiction, presque une messe pour tous ceux qui aiment Garner, géant autodidacte ne toisant qu’un mètre cinquante sept. Ce pourquoi au passage et en tournée, il trimballait un vieil annuaire qui lui permettait d’être à la bonne hauteur du clavier. Signé Georges Gachot, ce film a de surcroît le bon goût de durer plus d’une heure et demie. Un régal qu’à peine visionné on reprogrammera sur sa télé du 14 décembre au 12 janvier.
Dès les premières images on se sent bien. Les bouts d’archives se juxtaposent avec finesse à celles tournées en 2024, le réalisateur ayant pris soin de les faire en noir et blanc. Nonobstant, quelques plans couleur d’époque ne nuisent en rien à l’ensemble, au contraire. S’attaquer à un sujet aussi important c’est risquer tous les ratages, mais il n’en est heureusement rien. Des témoignages de premier ordre, des musiciens, la parole de sa fille, celle de sa dernière femme, aident à nous faire une idée du compositeur génial et des intérieurs le l’homme camouflé derrière ses sourires et sa moustache.
Né à Pittsburgh, en Pennsylvanie, Erroll Garner (1921-1977) est un pianiste parmi les plus grands. On ne peut pas dire le meilleur car chacun jalouse le classement de son hit parade personnel. Mais, même ceux qui mettent en premier Art Tatum, Duke Ellington, Thelonious Monk, Oscar Peterson ou encore Bill Evans, reconnaissent le talent de Garner. Un point néanmoins le distinguait de tous les autres, il était gai, enjoué, souriant. Il voulait que « chaque soir soit une fête ». Ce faisant il était un peu comme le peintre Raoul Dufy, il exprimait le bonheur plutôt que le désespoir, à l’opposé des états d’âme mal éclairés. Il lui en fallait beaucoup pour être contrarié: son biographe raconte qu’un soir, devant un public qui dînait, un serveur a laissé tomber une pile d’assiettes au pied du piano. Mais Garner ne s’est pas fâché et a intégré le fracas à son jeu comme une diversion surprise.
Le programme d’une soirée de scène avec Erroll Garner était désarmant d’humour, car personne ne sachant jamais à l’avance ce qu’il allait jouer, il était seulement inscrit sur le papier, « première et deuxième partie ». Son contrebassiste et son batteur étaient obligés de s’adapter. « On se courait après », disait Garner. Lui qui ne savait pas lire une partition, écoutait les disques de ceux qui savaient, afin d’être sûr d’improviser à partir du ton juste. Et un jour que son impresario Martha Glaser (1921-2014) lui avait dégoté un nouveau et très jeune bassiste, ce dernier avait contacté le mieux payé de tous les jazzmen, afin de savoir quand aurait lieu les répétitions. Et Garner lui avait répondu que cela se passerait directement sur scène. Ce qui fait que le nouveau, trempé de sueur par anticipation, avait alors acheté des disques de Garner afin de s’entraîner.
« Chic type », ne disant jamais de mal de personne à en croire les témoignages, ce génie du piano avait tout de même sa part d’ombre. Puisqu’il n’avait pas reconnu sa fille et, disparu trop tôt, il n’avait pas pris le temps de laisser sa maison à sa compagne. Le film les montre toutes les deux ensemble, réunies par le même sujet, ainsi que son batteur, au bord de sa tombe, au cimetière d’Homewood à Pittsburgh. Et ce qui est frappant, c’est qu’aucune rancune ne sort de la bouche des deux femmes. Quant au batteur, il lui dit en substance « merci pour tous ces bons moments, repose en paix ». Pas fâché non plus d’avoir toujours été privé de solo.
Erroll Garner enclenche la sympathie, on le voit parler avec les gens, sourire, rire et rarement parler de lui car il n’en avait pas besoin: étant « tout le temps lui-même », selon un des intervenants. À son biographe qui un soir s’apprêtait à régler l’addition, il lui rétorqua: « Si tu paies, j’appelle la police. » Il était généreux de son talent et se présentait par ailleurs avec cette élégance propre aux jazzmen haute époque, toujours en costume-cravate.
Cependant il faut bien dire que le meilleur de ce documentaire, c’est surtout le plaisir que l’on éprouve à écouter Garner, jouant cette musique qui faisait de chaque soirée une célébration. À son contact c’est drôle, même par écran interposé, il provoque cette sensation rare d’avoir des nouvelles de soi.
PHB
Vivement le 14!
Clint Eastwood, féru de jazz comme l’on sait, paya dit-on 25.000 dollars pour utiliser le thème de Misty dans son film Play Misty for me, sorti en 1971. Un Eastwood low-cost budget mais tout de même un petit bijou où, en plus de la composition d’Erroll Garner, se dégustent quelques airs délicieux des années 50 et 60, sur fond d’intrigue noire.