Trentième anniversaire, aujourd’hui, de la disparition d’Emil Cioran. Né en 1911 dans les environs de Sibiu, le philosophe roumain avait adopté Paris comme lieu de résidence et le français comme langue d’écriture. Le 20 juin 1995, vaincu par la maladie (« une rupture d’aphorisme » avait finement écrit le critique Bernard Morlino) il quittait le monde des vivants dont il n’avait cessé de proclamer l’inanité. En 2011, Cioran eut droit à un volume de la Pléiade reprenant ses écrits en français, dont certains avaient réuni un lectorat assez important comme « Précis de décomposition » (1949, premier livre écrit dans la langue d’adoption), « Syllogismes de l’amertume » ou « De l’inconvénient d’être né ». Toute la production de l’écrivain, y compris ses textes antérieurs publiés en roumain, est aujourd’hui connue. On ne compte plus les livres de commentaires ou d’exégèse, bien plus nombreux que l’œuvre elle-même. Mais il manquait une biographie. Cette lacune vient d’être comblée par la parution d’un ouvrage de 400 pages d’Anca Visdei, elle-même écrivaine de langue française d’origine roumaine, qui a l’avantage d’avoir connu personnellement Cioran et d’avoir publié un entretien avec lui en 1986 dans Les Nouvelles Littéraires, alors que l’écrivain répugnait à ce genre d’exercice.
Le titre de la biographie, « Cioran ou le gai désespoir », est assez révélateur. Cioran le nihiliste, l’idolâtre du doute, le pessimiste qui se vantait lui-même de sa « mélancolie désordonnée », n’était ni ténébreux, ni veuf, ni inconsolé. Il incarnait au contraire « la vivacité et la joie de communiquer » selon la biographe, confirmant l’impression ressentie lors de son entrevue de 1986: « un homme d’une grande gaieté et d’une exquise courtoisie ».
Mais plus encore que d’autres gens de lettres qui soignent leur image, Cioran avait ses zones d’ombre. Ses idées politiques, ses prises de position au début de la seconde guerre mondiale, révélées tardivement, ne parlent pas en sa faveur. Dans le privé, l’écrivain reconnaissait ses erreurs de jeunesse, évoquant un « délire collectif ». Ce n’est pas au lecteur d’aujourd’hui, alors que le décor s’est totalement métamorphosé, de porter un jugement.
On en apprendra plus sur l’itinéraire du penseur en s’intéressant, comme le fait la biographe, à ses relations personnelles, ses amitiés admiratives (l’écrivain belge Henri Michaux ou le poète et traducteur suisse Armel Guerne) ou parfois difficiles (comme celle avec le poète roumain de langue allemande Paul Celan). Il partageait de longues promenades parisiennes avec Samuel Beckett -ce qui n’étonnera pas- et on peut facilement imaginer la teneur de leurs conversations bien que l’un fût un taiseux notoire (Beckett) et l’autre un intarissable bavard. On ne sera pas surpris de la présence fréquente d’Eugène Ionesco, l’homme de théâtre qui avait accepté l’habit d’académicien, ni du philosophe Mircea Eliade, sans doute plus abordable que Cioran, mais notoirement moins enjoué. Une célèbre photo de Louis Monier nous montre ces trois grands exilés roumains réunis en 1977 place Fürstenberg à Paris, en plein cœur de Saint-Germain-des-Prés. L’exil est d’ailleurs la grande question pour Cioran qui acceptait, souvent à contrecœur, de recevoir ses compatriotes venus sans autorisation lui rendre visite dans son pigeonnier de la rue de l’Odéon. Il resta toujours en relation avec son frère cadet Aurel, demeuré au pays et aida comme il le put les membres de la famille sans ressources.
Un chapitre nous permet de pénétrer dans le minuscule appartement mansardé que l’écrivain occupa au sixième étage du 21 de la rue de l’Odéon, à partir de 1960 (et où il manque toujours une plaque…). Une description détaillée nous en donne une idée assez précise: confort minimum, ni téléphone, ni télévision, encore moins de voiture automobile (ce qui n’empêcha pas Cioran de voyager notamment en Espagne, pays qui l’enthousiasma). Il y vécut avec Simone Boué, professeur agrégée d’anglais originaire d’une bonne famille vendéenne (à qui elle cacha toujours sa relation). Elle fut admirable de dévouement pour son compagnon jusqu’à ses derniers jours, alors que la maladie d’Alzheimer avait anéanti, cette fois pour de vrai, sa présence au monde. « Sa loyauté et sa fidélité furent sans failles » confirme la biographe qui, par ailleurs, relève des propos souvent misogynes du Roumain… ce qui ne l’empêchait pas d’être sensible au charme féminin. D’où, à l’automne de sa vieillesse, un violent coup de cœur pour une journaliste allemande de 35 ans qui déclina fermement les propositions, ne cherchant qu’une amitié intellectuelle, au grand dam de l’écrivain alors septuagénaire.
On sait « qu’il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre ». Est-ce parce qu’elle l’a connu et fréquenté qu’Anca Visdei met en doute la capacité de Cioran (qu’elle compare à Lou Andréas Salomé), à « bâtir une œuvre véritable et cohérente »? Devant cette assertion, on peut se demander si « bâtir une œuvre » était la véritable préoccupation de Cioran. « Après tout, écrit-il dans ses Carnets, je n’ai pas perdu mon temps, moi aussi je me suis trémoussé, comme tout un chacun, dans cet univers aberrant. »
Gérard Goutierre
« Cioran ou le gai désespoir » par Anca Visdei/Prix Goncourt de la Biographie Edmonde Charles-Roux 2025/L’Archipel, 455 pages. 22 euros
Très bel hommage à travers une très belle recension.
Merci.
Et ajoutons en effet le doute sur l’idée (on ne dira même pas la volonté) de Cioran de « bâtir une œuvre ». Être dans une conversation, avec soi-même et ses amis est déjà énorme, Borges l’avait mentionné, alors une « œuvre » ? Laissons à la nature le soin de l’accueillir dans l’ouvrage de la vie, et de nous donner le “petit bois de Cioran” pour nous promener en paix.
Un livre sur Cioran est toujours une bonne nouvelle…
Il semble parfois que sa vie en France ne soit qu’une longue expiation de ses erreurs de jeunesse et une mise à distance de ses anciennes amours…totalitaires.
Dans « histoire et utopie », il donne quelques clés de sa vision du monde, plutôt centrée sur l’Europe, il a des fulgurances sur la France, l’Espagne , l’Angleterre, la Russie… et le christianisme. Aujourd’hui on pourrait dire que c’est son livre le plus… géopolitique (bien que je pense qu’il aurait détesté ce commentaire !).
Pour nombre de ses lecteurs, il a transformé la détestation d’être né en joie d’être en colère, en bonheur de n’être pas heureux !
Pour l’anecdote, on peut peut-être encore trouver son livre le plus… « coquet » : « Cioran, l’élan vers le pire », une série de photographies de Cioran par Imeli Jung, chez lui et en balade dans Paris, accompagné de quelques uns de ces aphorismes les plus savoureux.