L’extraordinaire découverte de Léon Losseau

À en juger par le buste qui trône impérialement au milieu du salon, Léon Losseau (1869-1949) était un homme d’importance. Une personnalité connue et reconnue dans sa ville de Mons (Hainaut belge) où il était né au sein d’une famille très aisée. C’était l’époque où la grande bourgeoisie ne se contentait pas de faire fructifier sa fortune, elle voulait aussi favoriser le développement intellectuel, et se proposait même d’agir pour le bien public. Il fit partie de la plupart des sociétés savantes de sa ville, où on le connaissait comme avocat et juriste compétent à qui l’on confiait des expertises délicates. Son hôtel particulier, que l’on visite aujourd’hui, témoigne de son goût pour l’Art nouveau, associé à celui pour les techniques les plus modernes. Célibataire endurci (il vécut de façon fusionnelle avec sa mère Hemeline jusqu’au décès de celle-ci, en 1920), il manifestait son intérêt dans les domaines les plus divers.Toute sa vie il collectionna les médailles, les achetant en double pour pouvoir exposer les deux faces.

Sa collection était riche de plus de 10.000 médailles d’art, dont un certain nombre était conservé dans de précieux médailliers ou intégré à des œuvres d’art. Il se passionna pour la photographie alors en vogue dans les milieux bourgeois. Méticuleux à l’extrême, il prenait soin de noter les conditions de chaque prise de vue. Toujours avide de nouveauté, il mit au point les premiers procédés de photographie stéréoscopique. Ses archives sont aujourd’hui riches de plus de 800 plaques réalisées au tournant du siècle entre 1899 et 1903.

Les livres constituaient une autre part, très importante, des occupations de ce grand bourgeois polymathe. Livres de Droit, bien évidemment, mais aussi d’histoire, de géographie, de sciences sociales, des Beaux Arts… Sa bibliothèque était constituée de quelque 6.000 ouvrages, tous parfaitement classés et répertoriés.

C’est grâce à cette passion de bibliophile que le nom de Léon Losseau allait connaître, au tout début du XXe siècle, une célébrité totalement inattendue. En 1901, l’avocat se rend dans les ateliers de L’Alliance typographique, à Bruxelles, où il espère trouver un tirage spécial de « La Revue judiciaire ». Mais à la place de la revue recherchée, c’est un ballot « sali, maculé, recouvert de poussière » qui attire son attention. Il ne lui fallut que quelques instant pour réaliser ce que cette pile de livres oubliés dans une cave n’était autre que le stock des exemplaires du seul recueil publié de son vivant par Arthur Rimbaud en 1873, « Une Saison en enfer », que l’on croyait disparu à tout jamais. Le poète de Charleville, qui n’avait pas encore 19 ans, avait rédigé ces Poèmes en prose dans la ferme familiale de Roche avant d’envoyer le manuscrit à L’Alliance typographique pour impression à compte d’auteur, pour un tirage d’un peu moins de 500 exemplaires.

Le recueil fut imprimé, mais l’ensemble resta chez le fabricant, faute de paiement par le commanditaire et sans doute aussi par désintérêt. Cinq ou six exemplaires d’auteur furent néanmoins distribués par le poète à des amis de Paris, ainsi qu’à Verlaine, alors incarcéré à Mons. La légende, entretenue notamment par le poète Paterne Berrichon (qui avait épousé la sœur du poète) voulait que l’ensemble des autres exemplaires ait été détruit dans l’autodafé que Rimbaud aurait fait de l’ouvrage. La découverte fortuite de Léon Losseau mettait définitivement fin à la légende.

Le milieu littéraire ne fut pas informé tout de suite de la découverte de l’avocat montois qui, après s’être assuré qu’il s’agissait bien d’une édition princeps et non d’une copie, avait racheté tout le lot. Il élimina quelques dizaines d’exemplaires ayant subi d’irréparables dégâts de l’eau et se trouva en possession de 425 exemplaires du livre mythique.
Il garda le secret plusieurs années, sachant que ses révélations allaient secouer le microcosme littéraire. Seuls quelques intimes furent mis dans la confidence. Il en distribua, au compte-gouttes, à des amis proches « dignes de les posséder » et, une dizaine d’années plus tard, aux membres de la « Société des Bibliophiles et Iconophiles de Belgique » à laquelle il appartenait. Savait-il que sa découverte allait lui assurer une célébrité post mortem que ne lui auraient sans doute pas permis ses seules qualités de numismate ou de photographe? Son nom apparaît presque toujours dans les études consacrées à Rimbaud ainsi que dans les descriptions des exemplaires que proposent régulièrement les grande salles de ventes. Le livre dont l’auteur lui-même s’était désintéressé, mais que Verlaine qualifiait de « prodigieuse autobiographie psychologique, écrite dans cette prose de diamant qui est la propriété exclusive de son auteur », est devenu un précieux objet de bibliophilie, systématiquement qualifié par les experts de « rare et recherché ». C’est le moins qu’on puisse dire.

Gérard Goutierre

 

Maison Losseau 39 rue de Nimy 7000 Mons (Belgique)

Photos: Gérard Goutierre
N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans Livres, Poésie. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Une réponse à L’extraordinaire découverte de Léon Losseau

  1. Dans le même genre de découverte : Antoine Crovella, alors étudiant en Histoire à la Sorbonne, tombait en 2023 sur un manuscrit de Jean Giono au milieu d’archives d’une section spéciale de la Cour d’appel de Paris mise en place pendant l’Occupation. Le manuscrit de Voyage à pied dans la Haute-Drôme, paru en octobre 2024 aux Éditions des Busclats, a été remis à Sylvie Giono, la fille de l’écrivain. Rachida Dati, ministre de la culture en ayant fait aussitôt les choux gras de sa com…

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *