Nîmes, 1915: la rencontre de deux poètes

À Nîmes, au n° 18 de la rue de l’Étoile, dans le quartier de l’Écusson, un restaurant à l’enseigne de « La Grille » accueillait une clientèle de militaires, d’autant que cette rue était aussi connue pour ses maisons closes. Un dimanche du mois de mars 1915, un soldat entre dans ce restaurant, un poète originaire de La Grand’Combe (Gard), dont le régiment d’infanterie a été regroupé à Nîmes avant son départ pour le front: Léo Larguier (1878-1950). Ce gardois était « monté » à Paris, fin 1899, pour entrer à l’École des Sciences Morales et Politiques, selon le souhait de ses parents, mais en réalité pour tenter une carrière de poète, selon sa profonde aspiration. Il s’était donc aussitôt détourné des Sciences politiques pour se donner à la douceur de la poésie lyrique, parvenant rapidement à la reconnaissance des poètes majeurs de son époque. En entrant dans ce restaurant, Léo Larguier aperçoit, au fond de la salle, Guillaume Apollinaire. Celui-ci savoure à cet instant une brandade de morue, spécialité nîmoise et plat apprécié du poète « d’Alcools ».

Engagé volontaire, Apollinaire avait été incorporé au 38e Régiment d’Artillerie de Campagne de Nîmes, le 6 décembre 1914. Cet engagement lui donnerait la satisfaction, en revêtant l’uniforme français, de voir s’éloigner sa situation d’apatride et de devenir vraiment « citoyen français ».

Léo Larguier avait rencontré Guillaume Apollinaire à Paris dans les années 1903-1904, au temps de la revue Le Festin d’Ésope1, mais l’avait ensuite perdu de vue. Dans cette salle de restaurant, Apollinaire apparut alors au poète gardois comme « un César de Rome », un « jeune imperator gras »avec une petite moustache qu’il laissait pousser. Léo Larguier se présenta à Apollinaire et lui récita d’entrée une strophe de « La Chanson du Mal-Aimé ». Celui-ci, surpris, racontera cette scène dans Le Flâneur des deux rives:

« Je fus interloqué. Un deuxième canonnier-conducteur n’est pas habitué à ce qu’on lui récite ses propres vers. Je le regardai sans le reconnaître. Il était de haute taille, et, de figure, ressemblait à un Victor Hugo sans barbe, et plus encore à un Balzac. « Je suis Léo Larguier », me dit-il alors. Bonjour Guillaume Apollinaire. Et nous ne nous quittâmes que le soir à l’heure de la rentrée au quartier. Ce jour-là et les jours suivants nous ne parlâmes pas de la guerre, car les soldats n’en parlent jamais, mais de la flore nîmoise dont, en dépit de Moréas, le jasmin ne fait pas partie. Quelquefois, l’aimable M. Bertin, secrétaire général de la préfecture, nous apportait l’agrément de sa conversation enjouée et d’une érudition spirituelle. La voix terrible de Léo Larguier dominait le colloque et j’en entends encore les éclats […]. »

Connaissant l’intérêt qu’Apollinaire portait aux Arts plastiques, dont la peinture, Léo Larguier l’emmena chez Louis Sainturier, ancien élève des Beaux Arts de Paris et peintre d’histoire et de compositions religieuses et mythologiques. L’expression artistique de ce peintre a intéressé Apollinaire, mais cet artiste était aussi un collectionneur et possédait deux magnifiques portraits d’Alfred de Musset et de Manet par Gustave Ricard, un Van Dyck représentant Charles 1er enfant, un Gréco, des esquisses de Boucher, un Latour, deux Hubert Robert, une nature morte de Cézanne, des Monticelli, et bien d’autres œuvres… Apollinaire aurait porté de l’intérêt à cette collection de tableaux.

Les deux poètes partagèrent à Nîmes quelques journées très amicales, jusqu’à ce qu’ils se quittent, l’un pour le front de la Somme, l’autre pour le front de Champagne. Les deux amis restèrent toutefois en relation épistolaire, Léo Larguier recevant, en mai 1915, une première lettre, en vers, à laquelle il répondra, lui-aussi, en vers.

Dans une de ces lettres, Apollinaire écrivit à Léo Larguier :

 » […]
Êtes-vous en Argonne ou dans le Labyrinthe
Moi je ne suis pas loin de Reims la ville sainte
Je vis dans un marais au fond d’un bois touffu
Ma hutte est en roseaux et ma table est un fût
Que j’ai trouvé naguère aubord du bois de Vesle
Le rossignol garrule et l’amour renouvelle
Cependant que l’obus rapace en miaulant
Abat le sapin noir ou le bouleau si blanc
Mais quand reverrons-nous une femme une chambre
Quand nous reverrons-nous. Mais sera-ce en septembre
Adieu Léo Larguier ça barde en ce moment
105 et 305 le beau bombardement
Je songe au mois de mars à vous à la tour Magne
Où est mon chocolat. Les rats ont tout croqué
Et j’ajoute mon cher style communiqué
Duel d’artillerie à minuit en Champagne. »

Les deux poètes ne se revirent qu’au cours de l’année 1917, à Paris, lors d’une permission de Léo Larguier, se rencontrant dans la rue Bourbon-le-Château, près du domicile du poète Maurice Cremnitz.

En 1916, Apollinaire avait fait publier un ouvrage de contes et de nouvelles, « Le Poète assassiné ». Il en avait offert un exemplaire à Léo Larguier, avec cette amicale dédicace: « À Léo Larguier son admirateur et son ami Guillaume Apollinaire. »

Alain Artus

 

Source images: Alain Artus, ci-dessus par le peintre René Charles Eugène LONGA (1878-1960)
En savoir davantage: « Léo Larguier en quelques images, De la Cévenne à Saint-Germain-Prés », Éditions de La Voix Domitienne, 2023

 

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