Il serait intéressant d’étudier l’impression ressentie le plus souvent par le visiteur qui découvre pour la première fois la Joconde au musée du Louvre. Ce n’est sans doute pas le regard impénétrable ni le sourire ambigu de la dame qui retiendra son attention. Il y a gros à parier qu’il sera avant tout surpris par les dimensions modestes du tableau de Léonard de Vinci. La Joconde ne mesure que 77 cm de hauteur sur 53 cm. Une taille inversement proportionnelle à son immense popularité.… et qui peut provoquer une certaine déception. Cela n’empêchera ce même visiteur de photographier abondamment le tableau qu’il pourra ensuite agrandir ad libitum. Le chef-d’œuvre de Vinci n’est pas le seul tableau dont les dimensions surprennent celui qui le voit « en vrai » pour la première fois. La Jeune Fille à la perle (ou Jeune Fille au turban) de Vermeer n’a peut-être pas l’aura de Mona Lisa, mais elle compte parmi les portraits les plus admirés de l’art pictural, toutes époques confondues. On peut la voir au Mauritshuis de La Haye, une belle et riche demeure aux odeurs de cire et de vieux meubles. Un écrin idéal pour ce portrait éminemment séduisant… mais qui étonne aussi par sa petite taille: 44,5 cm sur 39 cm. L’étonnement sera de courte durée, car ce format ne fait qu’accentuer le côté intimiste et rajoute au charme de la jeune inconnue que le peintre de Delft a rendue mondialement célèbre.
Autre personnage universellement connu et que l’on cherchera forcément à découvrir si l’on se rend dans la capitale danoise: la Petite Sirène de Copenhague. Collée à son inconfortable rocher, elle veille sur le port de la ville depuis 1913 et reçoit des touristes du monde entier. Ces derniers découvrent un modeste statue de bronze de 1,25 m de haut. Ce qui fait du personnage sorti d’un conte d’Andersen une authentique … »petite ». Ce qui ne l’a pas empêchée d’être plusieurs fois prise à partie par des activistes de tout bord, et même de subir deux fois la décapitation. Sans doute la rançon du succès.
À Bruxelles, dans un tout autre registre, un petit bonhomme effronté symbolise la ville depuis 1619. Il détient le record des petites tailles. C’est l’incontournable Manneken-pis. On pourrait aisément passer à côté sans le remarquer, s’il n’y avait en permanence un petit attroupement autour de la fontaine, à l’angle des rues de l’Étuve et du Chêne, non loin de la Grand Place. Le petit garçon mesure moins de 60 cm. Extrêmement populaire, il bénéficie d’une impressionnante garde-robe qui s’enrichit d’année en année (le chiffre du millier de costumes a largement été dépassé). Lui aussi a subi les avanies dues à un excès de popularité. Il a toujours fait face et poursuit imperturbablement sa miction, peu gêné par sa petite taille, sans se soucier des regards des touristes des cinq continents.
À l’inverse, la surprise de l’amateur peut aussi provenir des dimensions hors normes voulues par l’artiste (et parfois le commanditaire). Certaines sculptures vont bien au delà de l’échelle humaine. C’est le cas pour la très célèbre Statue de la Liberté, conçue par le Français Auguste Bartholdi. Du haut de ses 93 mètres, à l’entrée du port de New York, elle accueille avec fierté les nouveaux arrivants depuis 1886, date à laquelle elle fut offerte par la France aux États-Unis pour le bicentenaire de l’indépendance du pays.
Huit-mille kilomètres plus au sud, une statue très emblématique est admirée par des millions de visiteurs depuis 1931: le fameux Christ Rédempteur (dû à un autre sculpteur français, Paul Landowski) qui veille sur les habitants de Rio-de-Janeiro depuis son emplacement stratégique sur le Corcovado, à 710 mètres d’altitude, ce qui le rend visible de toutes parts. Il ne mesure pourtant « que » 38 mètres de haut, ce qui équivaut quand même à un immeuble de 8 étages.
Beaucoup plus près de nous et dans un tout autre genre, l’extraordinaire Guernica de Picasso doit une partie de son pouvoir émotionnel à ses dimensions: 7,70 m de large pour une hauteur de 3,50 m. Après avoir été exposée au musée d’art moderne de New York pendant plus de 40 ans, la fresque en noir en blanc peinte à Paris en 1937 se trouve aujourd’hui au musée Reina Sofía à Madrid. Ses dimensions exceptionnelles et son importance dans l’histoire de l’art (et dans l’histoire tout court) expliquent qu’une salle entière lui soit consacrée et qu’elle soit surveillée en permanence par deux vigiles.
Dans tous les cas, qu’elle soit intimiste ou gigantesque, l’œuvre d’art exige de l’amateur sa présence in situ s’il veut juger de son importance et de son impact. Une reproduction, la plus précise soit-elle, ne peut remplacer l’original. De la même façon que la pipe peinte par Magritte n’est qu’une représentation de pipe et non la pipe elle-même (« La Trahison des images »), l’œuvre ne prendra vie réellement qu’au contact de celui qui la regarde, avec son attente, avec son désir. Quant à sa valeur intrinsèque, elle ne se mesure pas plus en centimètres qu’en dollars. L’emballeur de génie Christo, habitué aux défis, résumait ainsi les commentaires suscités par ses réalisations démesurées: « It appears to be monumental only because it’s art » (1) .
Gérard Goutierre