S’il avait eu un pihi

Convenons qu’il est plus commode parfois d’apprécier un calligramme d’Apollinaire du regard que de le déchiffrer. Cette paire de lunettes, dédiée à son ami le peintre Léopold Survage, disait ceci: « il a contemplé les foules et il en a exprimé la vie par le moyen de quelques ombres humaines il n’attend pas que le temps donne de l’originalité à ses sensations -il est sûr de lui- il sait donner une ordonnance à la fois pompeuse et familière à tous les détails, si bien que dans ce qui est si naturel dans son œuvre, on pourrait le comparer à l’art du dramaturge« . Dans son anthologie  des poèmes écrits par Apollinaire durant la période de guerre -c’est à dire jusqu’à son décès-, Claude Debon a ainsi fait œuvre utile.

Et sa recension chronologique nous donne à connaître l’impressionnant foisonnement (200 poèmes en 1915) d’un parcours poétique dont les principaux stimuli ont été la guerre et l’amour. Contrairement au précepte en vogue à la fin des années soixante, Apollinaire a fait les deux.

Dans son ouvrage publié aux Presses du réel, Claude Debon indique que les poèmes ainsi rassemblés dans leur simple ordonnancement calendaire « déroulent une histoire quotidienne où chaque destinataire reprend sa place et son rôle dans le drame vécu par le poète« . Car la plupart du temps les textes d’Apollinaire avaient un destinataire. C’était un épistolier particulièrement prolixe où la poésie tenait une grande place aux côtés des petits mots de courtoisie. D’une certaine façon il avait préfiguré, par l’ampleur de sa correspondance les messageries électroniques, mais avec un autre talent. Dans cette période de guerre où il n’a cessé d’écrire, d’abord durant sa formation militaire à Nîmes, puis sur le front et enfin lors de sa convalescence, Claude Debon souligne qu’au fil de ses envois « apparaissent plus clairement, mais souvent entre les lignes et dans le non-dit, la détresse, l’angoisse de mort et les recours qui permettent au soldat de tenir » comme l’amour et l’amitié. Et de corriger une fois de plus l’image d’un combattant que d’aucuns avaient accusé de s’amuser à la guerre pour avoir proféré que la guerre était « jolie » alors que sa proximité avec le front, sa blessure par un éclat d’obus à la tempe, ne lui avaient rien fait manquer du bourbier, substrat mélangé de boue, de sang, d’excréments et de fluides variés. Qu’il en ait tiré parti pour s’en extraire mentalement et trouver à produire de merveilleux textes, calligrammes et lettres d’amour à la sensualité souvent débridée, est en revanche une évidence.

Claude Debon note cependant qu’au fur et à mesure que le temps s’écoulait, que la maladie venait progressivement l’accabler, sa production tout comme sa verve en étaient affectées. Il y a quand même quelques belles choses à lire en 1918 durant sa dernière année terrestre notamment un bien joli poème adressé à Picasso en souvenir du mariage du peintre. Cette chronologie nous permet de découvrir son poème extrême, le dernier, adressé en septembre à son ami, écrivain et journaliste, André Billy. Il lui dit en seulement quatre vers: « Si j’étais un pihi/J’aurais du moins une aile/Pour t’aller voir Billy/Mais la vie est cruelle ». Le pihi est une trouvaille d’Apollinaire à partir d’un numéro du Journal asiatique de 1896. On entend notamment parler de ce volatile dans « Zone » le premier texte de son recueil « Alcools » (1).  Libre à nous d’imaginer l’oiseau comme un sorte d’ibis rouge, signant en formation avec ses congénères, un crépuscule où apparaîtraient les premières étoiles de la nuit.

PHB

« Poèmes en guerre », édition établie, préfacée et annotée par Claude Debon. Les presses du réel. 512 pages, trente euros.

(1) « De Chine sont venus les pihis longs et souples/Qui n’ont qu’une seule aile et qui volent par couples » – Dans « Zone »

À propos d’une exposition Survage en 2012 à Collioure

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4 réponses à S’il avait eu un pihi

  1. PERICO PASTOR dit :

    Bon…déjà je viens d’acheter les Alcools avec Marcoussis (merveilleux), je vais me dépêcher d’acquérir ces Poèmes en Guerre.
    Je viens de relire votre article sur Survage à Collioure. J’aime beaucoup votre façon de parler peinture, et je pense que ce serait vraiment dommage que vous ratiez le Bestiaire que la Galerie Dupressoir expose jusqu’à ce vendredi: elle est belle, drôle et touchante. Mérite le détour, et puis, un weekend à Barcelone n’est pas un pensum, n’est-ce pas?

  2. Marie J dit :

    Il n’a jamais été démontré que les pihis n’existaient pas. Donc jusqu’à preuve du contraire, s’ils sont nécessaires à la poésie, il ne tient qu’à nous de les faire vivre

  3. Alain Artus dit :

    Je pense que, parmi les correspondances de guerre, Claude Debon a inclus la (ou les) correspondance(s) qu’Apollinaire a envoyée(s), en vers, au poète Léo Larguier. L’une de ses réponses à Larguier se trouve dans l’édition des Œuvres poétiques d’Apollinaire de la Bibliothèque de La Pléiade (pp. 599-600) : « Léo Larguier soldat mystique ô brancardier / Les vers du caporal plaisent au brigadier / etc… » En effet, après s’être rencontrés à Paris vers 1903, mais ensuite perdus de vue, Apollinaire et Larguier se sont retrouvés à Nîmes, en mars 1915, au restaurant « La Grille ». Ils se sont alors liés d’amitié et ont passé dans cette ville (qui est aussi la mienne…) quelques jours très chaleureux semble-t-il. Larguier a emmené Apollinaire chez le peintre Louis Sainturier, lequel possédait des tableaux de maîtres de la peinture, ce qui a intéressé Apollinaire. Mais leur départ pour le front les a rapidement séparés. Ils ont alors correspondu en vers. Apollinaire raconte cette rencontre dans « Anecdotiques » (pp. 182 à 183). Apollinaire semble avoir eu, pour Larguier, de l’admiration. En 1917, Apollinaire envoya à Larguier son ouvrage « Le poète assassiné », avec cette dédicace : » A Léo Larguier, son admirateur et son ami Guillaume Apollinaire ».
    J’ai eu quelques contacts avec des universitaires, « littérateurs » ou critiques littéraires qui s’intéressent à Léo Larguier. Je pense que ce poète qui eut, à son époque, une notoriété, devrait sortir de l’ombre. Et en parler dans « Les Soirées de Paris » me semble judicieux, compte tenu des liens très amicaux qu’il eut avec Apollinaire.

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