La balade musicale d’un photographe

“Dans mon école idéale de photographie, il y aurait un professeur de bouquet et un professeur de musique.” disait Robert Doisneau (1912-1994). C’est par ces mots à la Prévert que s’ouvre l’exposition “Doisneau et la musique”, tout près d’un portrait en pied grandeur nature de l’artiste, l’éternel Rolleiflex en bandoulière. Le ton est donné. À travers plus de deux cents clichés, des tirages argentiques absolument somptueux, nous accompagnons le photographe humaniste dans sa promenade musicale, dont l’amour de la musique naît le plus souvent de l’intérêt qu’il porte aux gens, des anonymes rencontrés dans la rue, des gitans de Montreuil aux grands noms de la musique contemporaine, en passant par les vedettes de la chanson, sans distinction aucune. Cette exposition est à voir jusqu’au 5 mai à la Philharmonie de Paris.

Conçue par Clémentine Deroudille, petite-fille du photographe et, par ailleurs, commissaire des précédentes et très réussies expositions sur Brassens et Barbara (1) à la Cité de la Musique- Philharmonie de Paris, cette exposition fait la part belle à la musique tant par les images qu’elle propose que par la bande-son qui l’accompagne. Mise en musique par Moriarty, le célèbre quintet de country, blues et rock, et scénographiée par Stephan Zimmerli (alias Zim Moriarty), musicien et graphiste du groupe, l’exposition propose une belle entrée en résonnance des sons avec les images. La voix si singulière de la chanteuse franco-américaine Rosemary Standley vient agréablement se mêler à celles de “Radio Doisneau”, une radio constituée pour l’occasion de mélodies interprétées par les chanteuses et chanteurs photographiés par Doisneau et reprises par des artistes d’aujourd’hui (Daniel Pennac, Mathieu Amalric, Albin de la Simone, Barbara Carlotti, François Morel, Vincent Dedienne…). La voix du photographe elle-même se fait par moments entendre, comme pour nous assurer de son éternelle présence.

Par ailleurs talentueux dessinateur, Stephan Zimmerli ponctue cet itinéraire artistique de magnifiques dessins originaux. Décomposée en six séquences (la rue, la chanson, les studios, Maurice Baquet, le jazz et les années 80-90), l’exposition se prolonge dans la collection permanente sous la forme d’un accrochage original disséminé dans le parcours.
Infatigable marcheur, Robert Doisneau, son inséparable Rolleiflex autour du cou, a arpenté des années durant Paris et sa banlieue. “Le Rollei a apporté une esthétique nouvelle car le photographe avait l’œil sur le ventre. J’ajouterai qu’on était tenté de descendre encore pour avoir une vision canine des choses. Cette position de visée nous obligeait à faire une génuflexion devant les gens. Ils prenaient cela pour une marque de respect et cela facilitait bien des choses ! ” expliquait-il non sans humour.

C’est donc tout naturellement par des photographies de rue que s’ouvre la première partie de l’exposition. Dans les années 50, la musique y était partout. Des musiciens aux fanfares, en passant par “La dernière valse du 14 juillet”, Doisneau s’est attaché à montrer tout ce qui donnait des airs de fête à la rue. Ainsi, en février 1953, a-t-il suivi pendant plusieurs jours une chanteuse et son accordéoniste, nous laissant une très belle série de clichés sur Pierrette d’Orient et Madame Lulu. Par ailleurs, dès la fin des années 40, il photographie toutes les vedettes de la chanson de l’époque pour des magazines, dont le célèbre Vogue : Juliette Gréco, Barbara, Fréhel, Boris Vian, Mouloudji, Germaine Montero, Mireille et son époux l’écrivain Emmanuel Berl… ainsi que les clubs de jazz de Saint-Germain-des-Prés, comme le Kentucky Club. Il passe des nuits à photographier les jazzmen qui viennent jouer dans les caves de ce quartier : Big Bill Bronzy, Mezz Mezzrow, Bill Coleman, Claude Luter…

Grâce à ses reportages à Saint-Germain-des-Prés, Doisneau fait la connaissance des frères Prévert, propriétaires du cabaret La Fontaine des Quatre-saisons. Sa rencontre avec le poète, qui devient un de ses plus proches amis, conduit à de nombreuses promenades dans le nord de Paris, du canal Saint-Martin à la porte de la Villette et… tout autant de somptueux clichés.

Pour Pierre Betz, rédacteur en chef du magazine Le Point, il réalise une série de photographies sur le sujet “L’aventure de la musique au XXe siècle” : les musiciens Olivier Messiaen, Pierre Schaeffer, Pierre Boulez, Henri Dutilleux, André Jolivet ou encore Iannis Xenakis sont alors immortalisés sous son objectif dans leur espace de travail.
Bien plus tard, dans les années 80-90, il croise le chemin de plusieurs jeunes chanteurs, dont celui de Jacques Higelin, Renaud ou encore les Rita Mitsouko.

Mais le clou de l’exposition est sans aucun doute l’importante et exceptionnelle série de photographies prises de son “professeur de bonheur” et ami pendant plus de cinquante ans, le comédien, violoncelliste, alpiniste et champion de ski Maurice Baquet (1911-2005). Celui qui restera l’un des personnages que Robert Doisneau a le plus photographié se prête, sous le regard complice de son ami, à d’innombrables facéties violoncellistiques, de savoureuses pitreries qui donneront d’ailleurs lieu à un livre iconique, “Ballade pour Violoncelle et Chambre Noire”. Indépendamment de son éminente qualité artistique, chaque cliché, merveilleusement composé, est empreint d’humour et de poésie. Accompagné d’un texte qui vient en souligner toute l’ironie et compléter la narration, chacun d’entre eux nous met en joie, qu’il s’agisse de l’anatomie du violoncelle mise en relation avec l’habit du violoncelliste, le célébrissime “violoncelle sous la pluie” dans lequel Maurice Baquet protège son instrument de musique de son parapluie tandis que lui-même, imperturbable, se laisse mouiller, le “violoncelliste nu” – “Le violoncelle est un des très rares instruments dont on peut jouer entièrement nu” précise le cartel (sic) -, le “reflet à la raquette”… Toujours accompagné de son encombrant instrument, on y voit l’artiste et sportif surdoué poser dans le métro, dans l’eau, le sable, sur un damier, passant à travers les barreaux d’une grille, sortir d’un gigantesque nuage de vapeur, en marin du Beaujolais ayant emprisonné son violoncelle soudain miniaturisé dans une bouteille…

Alliant les deux amours du comédien fantaisiste, à savoir le violoncelle et la montagne, on l’y voit aussi faire de la musique de chambre de façon on ne peut plus incongrue sur les sommets de Chamonix. “Le pont de Brooklyn”, “Aubade pour Manhattan”, “Terre, terre, voici New York”, “Signalétique lumineuse”…, des clichés en noir et blanc et quelques rares en couleurs aux cadrages toujours aussi merveilleux, nous le montrent dans diverses situations à New York, notamment cherchant ses clés dans la neige dans un somptueux cliché de 1960.

L’homme aux 450 000 négatifs dont on pensait déjà si bien connaître le travail n’a donc pas fini de nous étonner et cette exposition est un véritable moment de bonheur dont il serait dommage de se priver.

Isabelle Fauvel

(1) Chronique de l’exposition “Barbara” dans Les Soirées de Paris du 25 octobre 2017

Exposition “Doisneau et la musique” à la Philharmonie de Paris, jusqu’au 5 mai 2019 (prolongation)

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