L’invective

La douce brise de l’aube avait apporté une fraîcheur bienvenue à la chaleur suffocante de la nuit. C’est pourquoi Nicolas avait décidé d’aller profiter de l’aubaine. Il allait d’un pas mesuré dans les rues de cette ville dont les boulevards étaient jalonnés de plaisants palmiers et bordés d’arcades révolues. À cette heure, la circulation était inexistante ou presque. Le tintamarre du samedi soir s’était effacé. Les échos de la fête s’étaient tus. Cependant que lentement, les employés des terrasses balayaient le sol jonché de cigarillos, éclats de verre et débris divers, avant de redisposer les tables. Sur la place principale, la fontaine profitait de cette trêve matinale pour faire entendre son gai fracas. Nicolas avisa un marchand de tabac qui venait de lever son rideau de fer. Ce faisant il hâta le pas en négligeant le feu qui venait de passer au vert. C’est alors que le jeune conducteur d’une voiture qui entendait passer sans délai, baissa sa vitre et le traita de « fils de pute » tout en marquant l’arrêt pour bien se faire entendre.

Piqué au vif dans une sérénité qu’il n’avait pas prévu de voir affectée de si bonne heure, Nicolas releva le défi. Il fit d’abord remarquer à l’automobiliste, dans un français sciemment policé, qu’il n’avait jamais compris en quoi cela pouvait être insultant d’être l’héritier naturel d’une prostituée et que les femmes qui pratiquaient ce métier difficile ne méritaient pas l’opprobre, fût-elle convenue. « Au demeurant », poursuivit-il à l’adresse du jeune homme, « ma mère était professeur d’anglais dans un lycée technique ».

Mais très sûr de son fait, calé derrière son volant, son interlocuteur persista dans l’invective et articula derechef pour bien se faire comprendre, qu’il ne voyait décidément en ce piéton qu’un « fils de pute ». Nicolas lui rétorqua que « si l’erreur était admissible », sa répétition la rendait vaine. Mais « je conviens », ajouta-t-il un rien pédant, que « fils de prof d’anglais ne correspond en rien au registre établi des injures urbaines ». Et qu’au « surplus » dit-il avec un fin sourire et un timbre cette fois empreint d’une urbanité affectée, « comme vous ignoriez, au moment précis où je gênais votre trajectoire tous les aspects de ma filiation, je vous pardonne cet égarement ».

L’autre prit son temps, décontenancé. Il coupa le moteur de la voiture, ouvrit la portière et déploya toute sa stature qui dominait légèrement son vis-à-vis. Il alluma lentement une cigarette, inspira une longue bouffée, exhala d’abord la fumée vers ses pieds et dirigea le reste d’un jet puissant vers la figure de Nicolas. Lequel restait impassible malgré un vague souci intérieur qui commençait à poindre: soit l’idée que la situation pût dégénérer en rixe. Non seulement il n’avait jamais su en venir aux mains mais de surcroît il était émotif. Comme s’il avait compris cette faiblesse, le conducteur qui arborait un sweat-shirt orange et un bermuda blanc poussa son avantage et le traita de « gros e….. » ce qui, selon lui, devait cette fois faire l’affaire.

Nicolas dut prendre sur lui et faute de meilleure inspiration il pérora à la Cyrano. « Je pense monsieur, articula-t-il avec peine, qu’une fois de plus vous vous égarez en croyant pouvoir spéculer sur mes habitudes sexuelles ». Tout en se disant encore et par devers lui que le gars accoutré comme un vacancier allait finir par sortir de ses gonds, il lui fit part qu’à son avis, la pratique de la sodomie ne pouvait constituer une diffamation recevable en général et non plus au seul prétexte qu’il n’avait pas traversé au bon moment un passage piéton. Et contre toute attente, il n’y eut point de nouvelle enchère.

« Je m’appelle John » lui dit l’autre vaincu, d’une voix où ne filtrait pourtant aucun accent anglais. Alors Nicolas l’invita à ranger sa voiture et à partager un café dans un établissement tout proche qui venait d’achever l’agencement de sa terrasse. Et, « si ça ne vous dérange pas » fit-il avec un  sourire nettement moins contraint qu’auparavant, « avec un fils de prof d’anglais ». Le John en question remonta dans sa voiture afin d’aller la garer plus loin. Mais juste avant de démarrer et sans rejoindre Nicolas dans la pratique du vouvoiement, il proféra d’une voix douce depuis son siège: « moi je te parlerai de ma mère, parce que tu ne pouvais pas savoir ». L’horloge de l’hôtel de ville sonnait 8 heures. Le mercure reprenait son ascension.

 

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5 réponses à L’invective

  1. perico pastor dit :

    Très gentil.

  2. Marie J dit :

    Si seulement…

  3. Yves Brocard dit :

    Merci pour ce moment d’humanité, la pire (l’homme au volent), et la meilleure (qui revient à sa mère)…

  4. sébenne dit :

    et oui si seulement ….

  5. Françoise Objois dit :

    Oh, voilà un excellent début de roman… On attend la suite !

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