«Retour à Killybegs», de Sorj Chalandon. En toile de fond, la guerre aux frontières d’un même pays, l’Irlande. Une guerre fratricide que se livrent nationalistes catholiques aspirant à l’indépendance de leur Ile et unionistes protestants loyaux à la couronne britannique. «Dieu nous a fait catholiques, le fusil nous a fait égaux» justifiaient les soldats de l’IRA, l’organisation paramilitaire nationaliste avant qu’elle ne dépose les armes en 1994.
Trois générations de Meehan, farouches catholiques irlandais, vont vivre cette guerre dont les héros suppliciés se nommèrent John Connolly, Bobby Sands… Il y a Patrick le père, Tyrone le fils et Jack le petit-fils. Ils lutteront pour la même cause, une Irlande catholique unie. Le livre s’attache plus particulièrement au combat de Tyrone pour son drapeau mais le cœur de l’ouvrage est le récit de sa trahison. Pour de l’argent mais pas seulement, il est devenu mouchard de ces « Brits » qu’il a tant rêvé de mettre out…
Sorj Chalandon s’est donc glissé dans la peau du traitre, narrateur du roman. En de nombreux flashbacks entre la capitale de l’Ulster et le port de Killybegs , Tyrone Meehan fait le récit de sa vie, de ses batailles, de ses tortures physiques et surtout morales.
En phrases lapidaires qui claquent comme des coups de pistolet, l’ancien journaliste à Libération et auteur de nombreux reportages sur l’Irlande du Nord nous emmène dans les ghettos de Belfast, «la ville de la peur et des Brits» et les rues de Killybegs où chaque famille catholique a ses repères.
L’Irlande est là, plus brune que verte, avec sa boue, sa tourbe et sa pluie qui mouille jusqu’à l’intérieur des blousons. L’Irlande qui chante dans ses pubs quand la bière bien brune mousse bien blanc dans les pintes. «J’ai du sang dans l’alcool et des sueurs de bière», confie Tyrone. L’Irlande et ses familles nombreuses, ses marmots aux tignasses rousses pendus d’abord au sein puis aux jupes de leur mère, ses ados endurcis qui dorment avec leurs cannes de hurling sous le matelas, leurs pulls blancs torsadés sentant l’humidité. L’Irlande et sa misère. Flotte dans l’air une odeur de ragoût de mouton et de chou, l’alimentation du pauvre. L’Irlande et sa fierté héréditaire, l’Irlande et sa ferveur catholique. «En suivant Barabbas, tu condamnes Jésus !», reproche l’aumônier au héros emprisonné, lui refusant l’eucharistie.
La violence est partout. Les interrogatoires sont musclés, les attentats font d’atroces victimes. Tyrone décrit la vision d’horreur de son premier mort, la peau de son bras «pendant du coude jusqu’au poignet comme une manche arrachée». La coupe de l’humiliation se boit jusqu’à la lie. Les geôles sont tapissées des excréments des prisonniers, «une couche fraîche sur une couche sèche»…
Affleure la haine ancestrale de l’Anglais. Plus que recuite, mijotée. Ces British honnis qui se plaisent à caricaturer l’ennemi en éclopé avec le menton en galoche et l’air prognathe. «Les protestants ont ce qu’ils méritent !», fait riposter le romancier à un combattant témoin du bombardement de Belfast par les Allemands. Oubli de la plus élémentaire charité chrétienne.
L’auteur nous plonge dans une interminable guerre qui fut loin d’être en dentelle. Mais dans les moments durs, l’humour est là pour alléger le fardeau du récit : «J’ai bu sans un regard pour la reine qui souriait sur la faïence bleue», se souvient Tyrone Meehan, insolent jusque dans ses pires interrogatoires.
Dans son précédent livre « Traître » (mêmes faits, même éditeur Grasset), Sorj Chalandon demandait au lecteur de partager la douleur du trahi. Il l’embarque cette fois dans l’effroi de la trahison. Couronné par le Grand Prix de l’Académie française, son « Retour à Killybegs » accorde au délateur l’humaine explication de son geste : «Un salaud est peut-être un chic type qui a baissé les bras». Il en fait dès lors un Judas difficile à haïr.