Mémoires de chasse à Manufrance

La manufacture des armes et cycles de Saint-Etienne, Manufrance, éditait jusque dans les années 80, un extraordinaire catalogue de ventes par correspondance dont le contenu fait actuellement l’objet d’une exposition à Saint-Etienne. Un choix de 30.000 références était attendu chaque année par 1.500.000 foyers. On y trouvait de tout.

J’ai dans la tête une chanson de Boris Vian :

«Ah Gudule, viens m’embrasser, et je te donnerai…/Un frigidaire, un joli scooter, un atomixerEt du Dunlopillo
Une cuisinière, avec un four en verre/Des tas de couverts et des pelles à gâteau !/Une tourniquette pour faire la vinaigrette
Un bel aérateur pour bouffer les odeurs/Des draps qui chauffent/Un pistolet à gaufres… »

C’était une époque où les hypermarchés n’avaient pas encore vampirisé les centres-villes. C’était une époque où les trente glorieuses autorisaient toutes les envies. J’ai retrouvé par hasard un de ces catalogues. Je le feuillette : des articles de chasse et de pêche, des vêtements et des jouets, des couteaux et des vélos, des barques et des machines à coudre, des téléviseurs et des outils, des bouilloires et des globes terrestres. Vous cherchez quelque chose ? Il doit y être.

En 1968, j’avais douze ans et je passais mes vacances chez mes grands-parents. Le soir après le repas, mon grand père allumait la télévision pour les actualités. Ma grand-mère, la vaisselle finie, venait s’asseoir sur sa chaise pour s’y endormir presque aussitôt.

Et moi, je m’embarquais dans les pages du catalogue. Je me préparais pour la chasse au tigre. Le choix des armes ne manquait pas. Il allait de la carabine à un coup pour madame jusqu’aux fusils de chasse de tout modèle, munitions comprises. Mais si le plomb 000 de 4,75 millimètres proposé (page 84) , était bon pour les chevreuils, la chasse aux fauves demandait autre chose. Je me rabattais sur une carabine de chasse. Elle tirait de vraies balles de calibre 7,62, comme celles de l’armée française (page 62). Face au tigre, il faut ce qu’il faut.

Du haut de mes douze ans, j’avais une certaine expérience de la chasse. Un jour mon grand-père m’y avait emmené. Je me rappelle les champs blanchis par la brume de l’aube, l’odeur de la terre, le déjeuner de dix heures quand le soleil commence à chauffer ; ma grand-mère avait préparé du boudin froid et des rillons, une fillette de vin rouge pour lui, pour moi, je ne sais plus.

Mon grand père me proposa de tirer. C’était la première fois. Il me cala son fusil, la crosse bien appuyée sur mon épaule et me dit de viser un  arbre en boule à une cinquantaine de mètres de là. Mon cœur battait la chamade. Je pressai la gâchette. Me voilà projeté en arrière. Heureusement, il y avait les bras de mon grand-père qui s’était placé derrière moi. J’aurais trouvé normal si j’avais vu trois tourterelles tomber aussi sec de l’arbre. Hélas, rien de tout cela, même pas une branchette cassée, même pas un frémissement du feuillage. L’arbre était sain et sauf.

J’étais donc prêt pour chasser le tigre. J’optais pour une Winchester, sept coups, l’arme des cowboys dans les Westerns (page 60). Par sécurité, je prenais aussi un pistolet à répétition, « toujours prêt à faire feu (…) sans avoir à armer le percuteur ni à dégager la ou les suretés» (page 63).

Je me rappelle de tout cela tout en feuilletant au hasard les 764 pages du catalogue.

Page 619, on trouve, « des compas de précision avec écrous de serrage instantané » et au dessus des outils à déballer, des espèces de pinces.

Page 475,  « fonctionnelles, robustes, élégantes nos armoires de rangement sont réalisées en deux essences de bois, chêne ou acajou. »

Page 394, dernière des quatre pages sur les couteaux, dont un spécial pour le lancer, « manche incassable, ensemble équilibré ».

Une légère odeur de moisi qui émane du catalogue me transporte dans une vieille maison de famille dont je viendrais juste de rouvrir les portes.

Difficile de partir à la chasse au tigre, sans emmener « un piège pour grand fauve, mâchoires carrées à crans, poids huit kilos, modèles extrêmement puissant, recommandé pour tigre, panthère, gorille…(Page  109, fig. C) » Dans cette même page, deux « boîtes à fauves. » L’une est entièrement métallique avec deux portes à glissière, la seconde « offre une séparation mobile en verre, pour appât vivant ».

 Page 351, je m’arrête un instant sur des méthodes pour apprendre l’accordéon et l’harmonica, instruments que l’on peut commander cinq pages avant !

J’ai l’impression qu’il manque quand même quelque chose.

Page 280, une symphonie d’hameçons, des français, des italiens, des irlandais, des doubles, des triples, des rectilignes. Le poisson n’a qu’à bien se tenir, surtout que les poêles et casseroles l’attendent page 574.

Il me faut une malle. On ne peut pas partir chasser le tigre sans elle. La malle «poste» me convient (page 261).avec ses  «cinq lattes de renfort en hêtre véritable et son châssis porte-habits».

Je vous passe les bottes (page 208), les gilets hygiéniques (page 192)  et…

J’ai trouvé ! Il manque des sous vêtements féminins, pas le moindre soutien-gorge, ni bas, ni porte-jarretelle ! Les dames du temps jadis avaient sans doute du mal pour donner leurs mensurations et davantage encore à déballer un pareil attirail devant monsieur !

Ai-je tué le tigre?

Ben non, un peu compliqué, les parents n’étaient pas très chauds. On ne fait pas tout ce qu’on veut quand on a douze ans !

Pour acheter des catalogues Manufrance, on en trouve quantité à vendre sur le Net pour tous les prix, de 20 euros à 600 selon l’époque, la qualité, etc

Une exposition du musée d’Art et d’Industrie de Saint-Etienne

« C’était Manufrance, un siècle d’innovations 1885-1985 »

Prolongation exceptionnelle jusqu’au 23 avril 2012.

A l’occasion du 10ème anniversaire de sa rénovation, Le Musée d’Art et d’Industrie de Saint-Etienne présente une exposition de référence consacrée à l’histoire de l’entreprise Manufrance qui a disparu dans les années 80. Près de 500 objets et accessoires de la manufacture : armes, cycles, appareils ménagers,  machines-outils, appareillage d’atelier, etc., ainsi que de nombreuses publications papiers et audiovisuelles seront présentées au grand public. Une manifestation  incontournable pour tous ceux qui souhaitent comprendre ce qu’était vraiment  la Manufacture d’ Armes et Cycles de Saint-Etienne.

Musée d’Art et d’Industrie/2, place Louis Comte/42026 Saint Etienne Cedex 1/Standard : 04 77 49 73 00

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3 réponses à Mémoires de chasse à Manufrance

  1. E. B. dit :

    Le temps perdu et retrouvé dans quelques pages de catalogues!
    Petit, on adorait feuilleter ces catalogues extraordinaire où tout s’achetait, quelle belle part de rêve nous était offere !
    Merci Bruno

  2. vargas dit :

    j’ai eu l’impression que c’était moi… je passais des heures ( ce n’est pas exagéré ) à feuilleter dans tous les sens ce catalogue et j’en connaissais par coeur les rubriques et ou les trouver.je crois bien que mon amour de la langue et son apprentissage lui sont redevable .il faut dire que je suis né en ALGÉRIE et que ce catalogue représentait tout ce que la FRANCE pouvait offrir de rêve au gamin des colonies que j’étais . je n’ai plus jamais retrouvé cette part de rêve et l’imaginaire que cela provoquait en moi ………

  3. Jean-Do dit :

    Mes remarques cherchent juste à montrer que le souvenir de ces pages reste gravé dans ma mémoire : je suis presque sur que le « piège pour tigre, panthère et gorille » avait disparu de l’édition de 1968, c’était donc probablement un catalogue assez ancien que vous feuilletiez, d’avant 1960. La carabine de grande chasse était le calibre 10,75 mm, bien plus puissante que le 7,62 mm. Ce calibre continental (Mauser repris par Manufrance) tentait de rivaliser avec les britanniques, sans trop de succès si ce n’est la protection des barrières douanières à l’entrée de notre ex-empire colonial et la facilité relative d’approvisionnement.
    Le piège à col de cygne « pour piégeurs professionnels », beaucoup plus cher que les autres, n’était pas moins mystérieux, techno avant que ce mot apparusse.

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