Pour son histoire de « L’art dans le monde de 1960 à nos jours » Philippe Dagen s’est efforcé de relier par un fil différents artistes et différentes étapes de l’évolution de la société. Avec la particularité que ce fil passe souvent par la case Marcel Duchamp. Son nom revient souvent. Il est à la fois une case de départ et un point central, une référence (et presque une déférence) quasi-permanente. C’est tout à fait justifié.
Il ne faut pas manquer d’une certaine énergie pour s’attaquer à un sujet devenu multiforme, si vaste. Le plan établi, par celui qui aussi chroniqueur de l’actualité artistique au Monde, permet cependant de bien s’y retrouver. Ce plan est aussi une somme de parti pris, comme celui de s’appuyer dès le départ sur trois noms, Picasso, Giacometti et Dali. Des valeurs sûres, tout comme la ville de Montauban dont est originaire, par ailleurs, l’auteur.
Philippe Dagen nous fait profiter de son érudition dans le domaine de l’art avec une écriture très supportable pour un normalien ce qui fait que son livre se parcourt agréablement, dans l’ordre ou dans le désordre des étapes proposées.
Et donc Marcel Duchamp dont la vision intellectuelle à capacité prémonitoire explique en partie que l’art d’aujourd’hui se permet à peu près tout. Et surtout un vrai un chapitre dont l’intitulé est emprunté à Roland Barthes : « la hiérarchie des substances ». La citation mérite d’être plus amplement citée. Roland Barthes écrivait ainsi en 1957 à propos du plastique que « la hiérarchie des substances est abolie, une seule les remplace toutes : le monde entier peut-être plastifié(…) ». C’est que l’on pouvait craindre effectivement en 1960. Mais c’est le mot abolition, surtout, qui prendra tout son sens. Dans le domaine de l’art, on pouvait laisser tomber pinceaux, huile, et chevalet et commencer à s’approprier tout ce qui pouvait convenir pour exprimer quelque chose qui ne serait pas toujours de l’art, mais précisément de l’expression artistique. Cette nuance concrétisera l’élargissement du spectre.
L’exploration de Philippe Dagen, instructive quand elle n’aiguise pas notre propre esprit critique, s’attaque aussi au marché de l’art qui s’est logiquement débridé au même rythme que la production. Dans cette sphère mercantile, l’appétit des amateurs, collectionneurs ou investisseurs, est devenu phénoménal. Philippe Dagen situe les grands collectionneurs qui font les marchés et souligne le rôle éminent des salles de ventes comme Sotheby’s ou Christie’s.
Son histoire passe également par « le temps des musées », il est vrai que ce secteur valait bien un chapitre tant là aussi, on assiste à une multiplication des édifices signés par des grands noms de l’architecture. Du Guggenheim Museum de New York en 1959 au centre Pompidou en 1977 jusqu’au projet de Louvre d’Abu Dhabi, Philippe Dagen trace cette quasi-épopée exclusive au vingtième siècle. Duchamp avait inventé le musée dans une valise, les inventeurs de musées se sont pris au jeu. Mais ils ont vu grand. Et les poches de l’Etat, du moins en France, étaient généreuses.
Les années pop (art), les dernières avant-gardes, l’extension du domaine de l’art, sont autant de chapitres qui prolongent le livre de Dagen. Les différents réglages de sa focale, pertinents faute de pouvoir être exhaustifs, font du lecteur, un touriste bien avisé d’avoir accepté à l’entrée du livre, les services d’un guide instruit. L’écriture est assez neutre, on est assez loin du lyrisme d’Elie Faure, mais l’accessibilité y gagne beaucoup.
Seul regret s’il fallait en énoncer un à la fin de cet ouvrage sérieux, c’est de ne pas avoir trouvé un chapitre consacré aux errements des artistes contemporains. Sans doute Philippe Dagen s’est-il volontairement abstenu de manifester son jugement dans un domaine où il vrai, l’expression comique ou ridicule à force d’être prétentieuse, a produit de nombreux avatars, trop rarement dénoncés.
Dans un de ses albums, le talentueux Gérard Lauzier avait fait dire à un de ses personnages qu’il s’était positionné sur le découpage au chalumeau de « ronds » dans des panneaux de polystyrènes. Et Lauzier faisait dire à cet artiste imaginaire, « j’aurais bien fait des ovales, mais il y avait déjà quelqu’un sur les ovales ». Et c’était bien vu.
Avec son histoire de « l’art dans le monde de 1960 à nos jours », Philippe Dagen, nous a signé quoiqu’il en soit un éclairage savant, en juxtaposant des éléments (faits, citations, œuvres…) et des séquences dont tout l’intérêt est d’avoir été choisis ou élaborés par un auteur qui, ce faisant, a risqué avec talent son expertise et son érudition.
L’art dans le monde 1960 à nos jours. Editions Hazan. 256 pages. 35 euros.