Aragon, fier de ses folies

Peu suspect d’anticommunisme primaire, Pierre Juquin n’a pas omis, dans son premier tome consacré à Louis Aragon, la cécité idéologique dont a fait montre l’écrivain à l’égard de Staline et de ses méfaits. Il y a des soifs de pureté qui ne trouvent à se désaltérer que dans le rêve et à  ne s’accomplir que dans le totalitarisme le plus violent. C’est ainsi que Louis Aragon s’est égaré dans les années trente, ce qu’il reconnaîtra plus tard de multiples façons.

Ce n’est qu’à la fin de l’ouvrage que l’on apprend qu’il y aura un tome II, allant de 1939 à 1982, c’est à dire jusqu’à la disparition de Louis Aragon. A Pierre Juquin  il aura quand même fallu pas loin de 800 pages pour traiter de la première partie de ce «destin français» probablement amorcé en 1897 car la naissance est incertaine. Il s’agit d’un travail biographique exceptionnel par le résultat des recherches entreprises mais qui aurait gagné en clarté avec un fil directeur plus évident ou un ordonnancement des chapitres plus cohérent. Mais était-ce possible.

Ce livre n’est certes pas une randonnée facile et Pierre Juquin y est allé avec une énergie d’ouvrier de chantier et une culture manifeste. C’est bien lourd, bien riche, bien épais, mais on se surprend à rester dans le flux sans désir d’abandonner le pavé.

L’auteur acquiert d’emblée l’attachement du lecteur en l’emmenant du côté des tranchées, à la suite d’Aragon, qui s’y trouve en tant que médecin auxiliaire, au plus profond de l’horreur.

«Tu n’en reviendras pas toi qui courais les filles/jeune homme dont j’ai vu battre le cœur à nu/quand j’ai déchiré ta chemise et toi non plus/tu n’en reviendras pas vieux joueur de manille/qu’un obus a coupé par le travers en deux» écrit celui qui fut aussi membre du mouvement surréaliste. Aragon, note Juquin, fait preuve d’empathie pour les souffrances des soldats.

La structure de ce livre est caractérisée par ses moments forts et donc à l’exclusion des débats qui animent le milieu intellectuel parisien, débats pas vraiment mièvres mais enfin difficiles à comparer avec des phénomènes gigantesques comme la guerre, le totalitarisme stalinien ou encore, l’amour. Dans ce dernier registre c’est évidemment Elsa Triolet qui domine, même s’il y en eut d’autres et pas seulement des femmes,  que la première n’éclipse pas pour autant.

Pierre Juquin publie (page  482) une lettre d’Elsa Triolet à Louis Aragon suffisamment juste et forte pour que l’on ne passe pas à côté et qui commence par «il n’est pas facile de te parler». Il n’y  pas d’amour heureux, du moins pas d’amour facile, voilà ce qu’écrit en substance sa compagne. Lettre assez simple autant qu’admirable. On apprend aussi que le jour où Elsa s’éteint, Aragon demandera au médecin de la réanimer bien qu’il soit de toute évidence trop tard, ce que ne peut ignorer l’ancien médecin des tranchées.

Pour ce qui est de Staline, bienvenue dans l’horreur et il faut se pincer pour y croire, lorsque Aragon souhaite avec lyrisme la Terreur et encense le Guépéou qui n’est autre que l’ancêtre du KGB. Evidemment qu’avec le recul il est toujours plus facile de juger. Mais tout de même.

Pierre Juquin cite alors une déclaration d’Aragon en 1975 évoquant après coup son esprit de «provocation (…) la volonté même de m’emparer de ce qui était l’injure, l’argumentation de l’antisoviétisme, pour m’en réclamer à corps perdu, couper derrière moi les ponts ». Et de conclure : «vous me direz que j’étais fou, eh bien, oui, j’étais fou, au point d’être fier de ma folie».

Médecin, écrivain, journaliste, directeur de journal, bisexuel dont Roger Nimier dira qu’il était le seul à pouvoir assister à une séance du parti communiste français en «smoking rose», Aragon est un bonhomme qui méritait bien le vaste coup de projecteur braqué par Pierre Juquin bien que les lumières et les ombres du personnage ne soient pas forcément dans les endroits les plus souhaitables et qu’elles témoignent en cela d’une complexité qui n’a pas dû être facile à assumer par ses proches et en premier lieu par lui-même.

Aux Editions de la Martinière.

Sur le même sujet, par Isabel Violante sur Les Soirées de Paris.

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4 réponses à Aragon, fier de ses folies

  1. Bruno Sillard dit :

    Pourquoi faut-il que les poètes vivent, que leur œuvre vieillisse et s’embellisse alors que leur être se décrépit ? Une histoire où le portrait deviendrait de plus en plus beau à mesure que l’homme s’enlaidit davantage.
    Tiens j’ai retrouvé ce poème d’Aragon, une manière pour lui de répondre.
    J’adore Aragon.

    Les oiseaux déguisés

    Tous ceux qui parlent des merveilles
    Leurs fables cachent des sanglots
    Et les couleurs de leur oreille
    Toujours à des plaintes pareilles
    Donnent leurs larmes pour de l’eau
    Le peintre assis devant sa toile
    A-t-il jamais peint ce qu’il voit
    Ce qu’il voit son histoire voile
    Et ses ténèbres sont étoiles
    Comme chanter change la voix
    Ses secrets partout qu’il expose
    Ce sont des oiseaux déguisés
    Son regard embellit les choses
    Et les gens prennent pour des roses
    La douleur dont il est brisé
    Ma vie au loin mon étrangère
    Ce que je fus je l’ai quitté
    Et les teintes d’aimer changèrent
    Comme roussit dans les fougères
    Le songe d’une nuit d’été
    Automne automne long automne
    Comme le cri du vitrier
    De rue en rue et je chantonne
    Un air dont lentement s’étonne
    Celui qui ne sait plus prier

    (Louis Aragon, Les Adieux et autres poèmes)

  2. Merci pour le rappel de ces oiseaux déguisés. PHB

  3. Bruno Philip dit :

    Aragon est loin d’etre le seul a s’etre egare et sa poesie se trouve dans un registre bien a part

  4. Isabel Violante dit :

    Cher Philippe, je plonge à mon tour dans le flux d’Aragon par Juquin, vous l’évoquez avec grande justesse; la lettre d’Elsa est bouleversante, oui: et vous engagez parfaitement les combats les doutes et les exaltations que cette lecture suscite. Heureuse de vous retrouver, Isabel

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