La vengeance de l’artiste

J’étais presque parfait. Certes avec un peu de ventre, déjà à l’époque, le dos courbé et la tête en avant. Elle m’avait dit que le modèle avait eu un sursaut quand il avait vu  ce qu’elle avait fait de lui. Il avait passé des heures, nu, exposé au regard inquisiteur des élèves d’un cours de sculpture.

Il n’avait rien d’autre à faire qu’à les regarder essayer de retrouver dans les lignes de son corps, l’esprit de Rodin ou dans le détail de ses muscles, toute l’énergie du Bernin. Bref, tout le monde communiait autour de lui à la recherche de la perfection, et voilà qu’une élève  manifestement ravie, présente au modèle une interprétation très personnelle de son corps. Que voulez-vous, elle s’acharnait à ne voir au travers lui, si silencieusement parfait, que mes imperfections délicieusement bavardes. Quant à moi, je songeais que peut-être, si ce modèle n’avait pas vu le pire, il pouvait toujours se réconforter en pensant que personne n’avait traduit  l’essence de lui-même façon bibendum.

Oeuvre et photo: Edith de Pommereau

Hélas je n’ai pas survécu à une cyphose (1) prononcée. Certes j’ai eu longtemps l’occasion de n’en faire qu’à ma tête au point d’avoir risqué de la perdre plusieurs fois. Mais là, force est de constater que lors d’une sinistre soirée, trop chaude sans doute, je séchais trop vite. Et me voilà la boule tournant sur le carreau de la cuisine, et comme ce moment était probablement à l’orage, je redevins argile au fond d’un sceau. Du moins je le croyais jusqu’à que l’on me découvre au fond d’une cave.

Le principal n’est-il pas d’écrire. Que ce soit avec des mots, de la couleur, des notes ou bien de l’argile, on raconte une histoire. Il arrive parfois qu’avec ces mêmes mots, ces  mêmes couleurs ou avec ce tas d’argile, une histoire différente est contée. Regardez cette sculpture peinte en bleu. Une femme âgée, aux seins lourds, assise, nue imposante, une africaine sans doute.  J’imagine lui parler, moi, avec des mots : «tu t’appelles comment? Tu es belle.». Elle me répond riant: «Mais non je suis vieille, avec cette couleur qui dégouline, m’encage, me cache». Elle me regarde : «La vengeance de l’artiste qui n’arrive pas à traduire de ses mains ce qu’elle voit avec ses yeux, nous étions deux sculptures. Identiques, enfin presque

Oeuvre et photo: Edith de Pommereau

Je regarde, à côté, une autre statue dans des proportions identiques. Mais là, la femme est jeune, habillée, elle est enceinte. On devine que les deux corps ont été identiques. Mais les seins de la jeune femme sont petits un peu comme si la matière, l’argile de la poitrine avait tissé le tissus qui habille pudiquement la jeune fille.

L’artiste, Edith de Pommereau, promène son couteau affinant encore le visage. Le monde est à l’envers, une vie qui est passée immobile. «Tu aimes mes jambes, tu aimes mes seins… », et pendant ce temps, les yeux se plissent et la bouche se fatigue. Dans une autre vie, ce sont les sculptures que l’on aimerait voir pleurer mais, c’est une autre histoire. De rires, de larmes, de vie.

 

(1)   Déformation de la colonne vertébrale

 

N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans Non classé. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Une réponse à La vengeance de l’artiste

  1. de FOS dit :

    La ressemblance est toujours là Bruno !

Les commentaires sont fermés.