Bons baisers de Saint-Lazare

A cette époque les effluves de crottin cernaient Saint-Lazare sans que l’on ne se doute encore que le progrès, littéralement sur rails, allait les chasser de la rue d’Amsterdam, de la rue de Rome  et de leurs environs. Nous étions en 1903 et sur cette carte postale, postée la même année, on peut aussi distinguer tout à fait en bas à droite un genre d’impériale également tirée par des chevaux.

 

On ne sait quel moyen a emprunté cette carte pour parvenir à son destinataire dans le département disparu de la Seine et Oise. Mais son auteur lui adressait ses « amitiés » ainsi que ses  « bons baisers », une formule teintée d’affection comme on n’en fait plus à l’heure du « cordialement » qui sature les correspondances modernes.

Elle est intéressante cette carte postale car elle permet de situer le décor que traversait Guillaume Apollinaire, d’abord quand il habitait dans le quartier avec sa mère, ensuite lors de ses rencontres fondamentales, en 1904, avec  Max Jacob et Pablo Picasso dans un bar qui se la jouait américaine rue d’Amsterdam et enfin parce que ce devait être plus tard son point de départ vers le Vésinet où vivait sa mère, boulevard Carnot. Sur le plan alimentaire, c’est-à-dire une question primordiale chez l’écrivain, on peut toujours aller chercher son ombre à la brasserie Mollard qu’il fréquentait, un restaurant plutôt civilisé au sens que l’espace n’y est pas compté. C’est juste en face.

La crue de 1910 à Saint-Lazare. Photo: Agence Rol via Wikipédia

La gare Saint-Lazare a beau culminer à un peu plus de trente mètres d’altitude, cela ne l’a pas empêchée d’être touchée par la grande crue de 1910. Quitte à patauger, il vaut toujours mieux prendre le train de Saint-Lazare pour Dieppe, son port, ses plages, ses falaises, son casino, sa grande piscine découverte été comme hiver, son Renoir dans le musée du Château, son vieux théâtre qui conserve la désastreuse mémoire de l’opération Jubilée (1), et… sa gare.

En effet, lorsque l’on a Saint-Lazare en tête, l’une gares les plus importantes au monde de par son trafic, il y a de quoi devenir songeur dans le hall de sa cousine dieppoise. Sur le quai, l’air est déjà fortement iodé et l’on a du mal à croire que tout au bout des rails (2) se trouve l’agitation assourdissante de la presque bicentenaire gare parisienne. On réfléchit d’ailleurs à deux fois avant de prendre son billet de retour.

Cette carte postale, adressée à un certain Jean Bauzières par une parente affectueuse, n’a toujours pas fini son long trajet. Elle nous offre une digression centenaire que nous avons prise avec bonheur, guidés par la seule motivation de lui redonner un peu de vie. D’ailleurs, si un lecteur est intéressé on lui enverra par la Poste sans oublier ces bons baisers au long cours dont l’écho claque toujours quelque part sur les joues des anges, n’en doutons pas.

 

(1) En 1942, les alliés avaient décidé de tester le dispositif de défense allemand à Dieppe. L’opération a parfaitement réussi…pour les Allemands tandis que les alliés comptaient leurs morts par milliers.Une exposition à ce sujet est visible juste derrière le front de mer, à côté du casino, dans un ancien théâtre transformé en musée.

(2) «Mais nous qui mourons de vivre loin l’un de l’autre
Tendons nos bras et sur ces rails roule un long train de marchandises» écrivait Apollinaire dans « Le musicien de Saint-Merry ». Deux vers déconcertants d’émotion.

 

Brasserie Mollard.

 

 

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