Le silence de la ville… Peut-être pourrait-on parler de silence si nous étions en province, vers les trois heures du matin, avant que les oiseaux ne se réveillent et quand la ville dort encore. Mais à Paris ? Il y a toujours une rumeur, une voiture qui passe, les pas sonores d’un passant, les oiseaux qui profitent de la lune pour parler de plumes ou de vermisseaux. Le silence de Paris qui n’en n’est pas un.
C’était, je n’en sais foutre rien. Un dimanche je crois. Oui ça ne peut pas être un samedi, puisque je travaillais. Il ne restait du jour qu’un ciel blanchâtre, mal lavé. Ailleurs on aurait pu voir le Sacré Cœur s’enflammer, mais en ce début de soirée il n’y avait personne dans les rues et le Sacré Cœur n’intéressait personne. C’était soir de finale du Mundial, à Paris en 1998. La France jouait face au Brésil.
Le silence des rues était seulement souligné par le filet d’une voix inintelligible, une voix de télévision, nerveuse, saccadée. Seul le cliquet des touches des ordinateurs occupait tous l’espace sonore. Nous étions deux de permanence, ce soir, pour boucler le journal. On ne se parlait pas, les restes d’une fin de guerre entre ouvriers du livre et journalistes.
Le silence… Pas une voiture, pas un gyrophare pour arroser de bleu les façades de la rue étroite. Pas un chat, enfin il devait bien en avoir quelques uns, mais ce n’était pas la nuit à pousser des cris de chatte en chaleur, à croire que même les bébés s’étaient passé la consigne.
Et puis, soudainement, quelle heure était-il ? Une rumeur, un bruit de fond, une vague qui nous submerge, d’abord sourde elle devient voix, cris. Puis le silence revient aussi soudainement qu’il avait disparu.
Il appuya sur la touche mémoire de son téléphone. Je ne comprends pas ce qu’il murmure, une barricade de bureaux endormis nous sépare. Quelques mots, il raccroche.
Deux fois, trois fois la bulle sonore gonfle mais n’éclate pas. Et puis une explosion de clameurs et de cris, une corne de brume hurle, les murs de la rue étroite contiennent difficilement la liesse populaire et cela dure, dure. Il prend son téléphone, il parle à voix basse puis raccroche. Il se tourne vers moi et rompant la loi du silence, il me dit « on a marqué un but. » Il est des choses que l’on ne cacherait pas à son pire ennemi.
Le silence enfin, un cri dans la rue, une bulle différente, il décroche. « Non ce n’est rien », me dit-il.
La rumeur hésite entre silence et cris, on devine une tension, et puis une autre explosion, plus forte ? Non encore plus énorme. « Un deuxième but, » me lance-t-il.
C’était la mi-temps, il me dit que ses potes étaient dans un café non loin de là. On ne s’était jamais tant parlé. « Allez, on envoie la page et tu y vas. » Je n’ai jamais été un fan de foot, mais ce soir c’était différent, je me sentais frustré d’images.
Je m’installais dans la salle de conférence où l’on avait installé la télé. La rue est toujours déserte, mais elle n’est plus silencieuse. Elle éclate de colère quand un Français est expulsé. Elle devient folle quand le Brésil encaisse son troisième but.
J’arrivais chez moi quand mon téléphone sonna. « Je suis sur les Champs, il y a un monde fou ». Tu parles d’un monde fou, on parlera d’un million et demi de personnes, « j’étais avec des copains mais je les ai perdus, je ne sais pas comment rentrer chez moi, les métros sont inaccessibles, je suis bloquée ». « Eh bien tente de rejoindre la Seine… Je n’ai pas le temps de terminer ma phrase qu’elle me coupe, « je ne sais pas où elle est, et puis tu sais bien que je ne peux pas prendre un pont ». Elle est en effet complètement phobique. Il lui est quasiment impossible de la faire passer sur un pont.
« Tu es où sur les Champs ? » « Je ne sais pas, » elle était complètement paniquée.
« Il y a bien un resto ? », « il y a la Pizza Pino ». Il était de plus en plus difficile de parler tant le bruit était fort. Des sifflets battaient la Samba. « Prends la rue qui arrive là et essaie de rejoindre Alma Marceau. Là bas il y a un bar qui doit ouvrir tard, tu m’appelles quand tu y es. »
Elle me rappelle, le ton est différent : « Devine où je suis, dans une Ferrari, une personne qui sortait d’Europe 1, je lui ai demandé s’il pouvait bien m’emmener sur l’autre rive de la Seine ! »
En fin de compte le prince ramena Cendrillon devant chez elle, avant de disparaître dans les rues de Boulogne.
Les rues ici comme ailleurs, avec leur cortège d’autos hurlant à plein klaxon, les drapeaux tricolores claquent au vent, des jeunes n’ont plus de voix. Et moi qui m’endors enfin.
très jolie histoire!
Très jolie description du silence avant les buts et la victoire. Mais ta copine, elle est un peu nunuche ! Charmant texte !
Disons plutôt qu’elle gagne à être connue! N’est-ce pas madame Pasterica?
Moi non plus je ne suis pas fan de foot, mais j’ai vibré à ce récit.