Weather report

Mercedes sous la neige. Photo: Les Soirées de ParisDifficile de croire, songeait-elle, qu’en ce moment même des gens pussent déambuler en short sur des plages en se plaignant de la chaleur. Alors que sur cette digue de Dunkerque, plus précisément à Malo les Bains, les pneus des voitures faisaient crisser la neige durcie par le gel intense de la nuit. En pénétrant dans la vieille Mercedes de son père, Elisabeth eut au moins la satisfaction de ne plus être la cible de ce vent terrible qui venait, aux dires de la météo, de l’est sibérien.

Les thermomètres de la ville affichaient moins dix ce matin-là, mais l’animateur de la station de radio locale évoquait un « ressenti » bien pire. Difficile de croire songeait-elle derechef, que là sur cette plage, l’été dernier, elle avait fait valoir son maillot de bains à fines rayures noires et blanches. L’air avait  été si doux que le sable, de son côté, s’était payé le luxe de cuire la plante des pieds des estivants avec la complicité ardente d’un soleil au zénith.

Cette voiture était tout ce qui lui restait de ses parents. Elle avait en effet vendu la maisonnette en briques rouges construite au moment de sa naissance en périphérie de la ville et qui sentait trop encore, les soins et la mort. Le moteur s’approchait des 200.000 kilomètres mais, comme le carnet d’entretien témoignait des soins jaloux sinon maniaques dont il avait été entouré, il ronronnait encore comme au premier jour, celui où la famille dans son entier était allée à la concession assister à la cérémonie de livraison. Elisabeth avait gardé par devers elle une photo où elle avait posé, entourée de ses deux parents, devant la Mercedes toute neuve.

Le moteur s’ébroua en même temps que l’on sentit craquer dans les tôles une sorte de réveil articulaire qui finit néanmoins par s’estomper. De l’échappement s’échappait un gros panache hybride constitué des gaz de combustion et de la buée qu’ils provoquaient.

Engourdie elle-même, Elisabeth attendit longtemps que l’ensemble se dégivrât enfin sans pour autant quitter son manteau ni ôter son chapeau de style afghan. Les buses d’aération se mirent à souffler un joli autant que bienvenu courant d’air chaud, si bien qu’Elisabeth consulta sans peine la carte dont elle s’était saisie, avec ses deux mains couvertes de mitaines fantaisie. Ce n’était pas compliqué, pour l’Espagne, il n’y avait qu’à descendre tout droit. En ce mois de février 82 ou 83, l’Europe du Nord songeait à sa partie Sud comme à un paradis insolent.

Illustration: LSDP

Illustration: LSDP

Clermont-Ferrand, Perpignan, Barcelone, Valence, Alicante, Murcia : Elisabeth effectua un peu plus de 1900 kilomètres sans que la météo ne s’améliorât vraiment. Bien sûr les températures avaient cessé d’être négatives à partir de Perpignan, mais un temps maussade, aussi humide que frais lui tombait dessus dès lors qu’elle sortait de sa voiture pour faire le plein ou manger un sandwich, avec le regard vague de ceux qui roulent en ne cessant de fixer leur cap et sans plus jamais compter les kilomètres.

Elle ne cherchait qu’à échapper à l’hiver. Sa berline était désormais souillée de traces noirâtres avec des agglomérats suspects dans les passages de roues. Les essuie-glaces de la Mercedes avaient minutieusement marqué leur territoire et le pourtour qui leur échappait s’était opacifié sous la saleté accumulée. La voiture était comme un messager du mauvais temps ployant sous la charge. Dans la grisaille, cette partie de l’Espagne semblait déprimer au mitan d’un long deuil.

Plus tard, alors qu’une lumière débutante n’arrivait plus à détendre, derrière son volant, le masque blasé d’Elisabeth et alors qu’elle venait de décrocher de Grenade pour rejoindre Motril sur la côte, elle décida de s’arrêter sur ce qui ressemblait à une aire de repos que tentait d’authentifier une baraque en ciment où l’on pouvait en apparence se désaltérer.

Lorsqu’elle ouvrit la portière une chape de chaleur lui tomba dessus en même temps qu’elle cligna des yeux sous une luminosité devenue aussi ardente que logiquement insolite. Elle venait de franchir une barrière, de dépasser enfin la grande nappe nuageuse qui recouvrait l’Europe comme une malédiction. Elle se sentit comme une évadée qui entend le bruit des sirènes s’éloigner. En consultant le thermomètre publicitaire du pseudo bistrot, elle vit qu’il affichait dix huit degrés ce qui lui parut énorme. Elle rejoignit sa voiture pour se débarrasser de sa parka et constata que la portière était déjà chaude.

Assise sur la chaise en plastique presque  blanche, son paquet de cigarettes sur la table, Elisabeth dégustait une limonade. Une douce fatigue l’avait gagnée. Mais elle était contente. L’air était parfumé. Le bruit des voitures qui passaient ne la gênait pas.

Difficile de croire, songeait-elle que des gens plus haut étaient en ce moment même en train de claquer des dents tout en attendant l’autobus. Difficile de croire, songeait-elle derechef, qu’il existait là-haut un vendeur ambulant sous le vent qui confectionnait en bord de plage, tout près de la frontière belge, des gaufres chaudes qui faisaient cataplasme aussi bien à l’âme qu’à l’estomac, mais surtout à l’âme.

Photo: Les Soirées de Paris

Photo: Les Soirées de Paris

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3 réponses à Weather report

  1. Witt dit :

    Belle nouvelle pour bien commencer l’année

  2. Debon dit :

    J’ai quitté Liège (Belgique) prématurément, sans savoir que j’étais la sœur d’Elisabeth. À Aix-en-Provence, beaucoup moins loin, je me promène au soleil. C’est aussi bête et banal que ça: le soleil.
    Bonne année, Les Soirées de Paris (descendez dans le Sud).
    Claude

  3. Jackie Lipson dit :

    Joli moment.
    Bonne année !

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