Dernier rendez-vous aux urgences

Photo: PHB/LSDPLa femme de ménage glissa un doigt circonspect dans la narine du monsieur pour voir s’il vivait toujours mais de toute évidence il avait cessé de respirer. Ses yeux comme sa bouche étaient ouverts. Il était arrivé là vers 14 heures. La dernière personne qu’il avait vue peu avant minuit, lui avait dit : « l’interne va venir s’occuper de vous ». Et puis de palier en palier, sa tension avait chuté jusqu’à l’arrêt du moteur.

Il était arrivé là de bonne humeur malgré sa faiblesse. Prendre les choses du bon côté faisait partie de sa constitution au point qu’à l’oraison qui devait suivre quelques jours plus tard, le prêtre put affirmer qu’il était probablement mort heureux.

C’est en sortant du restaurant qu’il s’était senti une faiblesse. De toute évidence elle n’allait pas se résoudre en faisant une sieste. Il s’était donc rendu à l’hôpital, au services des urgences. Derrière le comptoir de l’accueil, la préposée avait confondu son amabilité pour un signe de bonne santé et lui avait donc signifié qu’il y avait de l’attente. Une infirmière lui avait proposé un siège, même pas un de ces lits avec des draps jaunes.

Il s’était retrouvé comme dans une de ces séries télévisées qu’il regardait pour éviter de manger seul. Le personnel allait et venait avec des costumes de couleurs différentes selon qu’il s’agissait d’un brancardier, d’une infirmière ou d’un médecin. Ces derniers avaient le stéthoscope en poche ce qui permettait en cas de doute de mieux les reconnaître mais pas de faire la différence entre un simple interne et un médecin confirmé. Ils étaient tous aimables et affairés. Ils ne s’énervaient pas.

Sur le petit bracelet blanc qu’on lui avait attaché au poignet, son prénom était inscrit, suivi de son nom. Il s’appelait Raymond, comme son père et son grand-père. Avant on ne savait pas. Au bout de quelques heures il avait levé le bras et un infirmier avait bien voulu s’arrêter pour lui affirmer qu’il allait parler de son cas au médecin mais Raymond avait bien compris qu’il s’agissait d’une formule pour entretenir la patience des patients. On lui avait proposé le Doliprane de rigueur soit l’équivalent du cordial accroché au cou du Saint-Bernard lors des secours en montagne. Il aurait d’ailleurs préféré un cordial dans cette époque nouvelle où le « cordialement » remplaçait le « bien le bonjour ».

Certaines personnes sortaient de leurs gonds mais lui restait très sage, considérant qu’il y avait des urgences plus urgentes que d’autres. Il alla se servir un café au distributeur proche de l’entrée mais la cigarette qu’il fuma quelques minutes plus tard annula le petit coup de fouet salutaire de la caféine. Il s’endormit alors que sa voisine s’exprimait avec véhémence au téléphone dans une langue qui lui était inconnue.

Aux urgences. Photo: PHB/LSDP

Aux urgences. Photo: PHB/LSDP

Quand il se réveilla, il vit que c’était l’heure du changement d’équipe. Derrière la vitre qui lui faisait face, les visages avaient changé. Les deux jeunes et jolies internes qu’il avait remarquées avaient disparu et il en fut contrarié. L’une avait des baskets rouges, l’autre des chaussures de toile rose. L’une portait un chignon, l’autre non.

Il se fit rire à l’idée qu’il était peut-être déjà mort et que c’était pour cette raison que l’on ne lui prêtait plus attention. Il gardait ses gros bras croisés sur sa poitrine. Raymond venait de l’Aveyron et là-bas, pour conduire des tracteurs, il fallait de gros bras. Il tenait ça de son père n’ayant pratiquement jamais quitté Paris. En attendant il sentait l’ankylose lui gagner le fessier. Mais le projet de se lever pour se dégourdir le métabolisme lui sembla trop risqué.

Plus personne ne le regardait ou du moins en avait-il l’impression. Il pensa à sa mère qui se faisait un devoir de ne jamais faire attendre le client dans le bistrot qu’elle avait longtemps tenu près de la gare centrale. Elle ne manquait jamais de lui sourire quand il était enfant et c’est peut-être cela qui avait fait de lui un homme gai, ne jurant jamais que pour saluer l’existence et ses surprises bonnes ou mauvaises. Quand il était malade, elle l’envoyait « au docteur » avec prière de ne pas se plaindre.

Et c’est ainsi qu’il était mort d’ailleurs, sans se plaindre.

PHB

Aux urgences. Photo: PHB/LSDP

Aux urgences. Photo: PHB/LSDP

 

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2 réponses à Dernier rendez-vous aux urgences

  1. catherine dit :

    on s’y croirait! j’aime beaucoup.

  2. Violaine dit :

    Faire feu de tout bois

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