Voir Jonas Kaufmann et mourir

Bryn Terfel, Jonas Kaufmann et Sophie Koch en répétition. Photo E.Bauer.

Il n’y a sans doute jamais eu dans l’histoire de l’opéra un phénomène comme ce ténor allemand de 46 ans, réunissant en un seul homme autant de qualités : timbre de bronze, technique fabuleuse lui permettant de passer du souffle wagnérien aux pianissimi les plus filés et inversement, physique de star de cinéma, diction impeccable en allemand, français, italien, intelligence des rôles, n’en jetez plus !

Rien d’étonnant à ce qu’il soit devenu en quelques années une star mondiale faisant puissamment mentir l’adage « con comme un ténor »… Comme toutes les stars du lyrique, on a l’impression qu’il est né ainsi, mais bien entendu il n’en est rien, sachant qu’il faut au moins une dizaine d’années pour développer une voix.

Pour Kaufmann le munichois, qui fit d’abord ses classes dans de modestes maisons d’opéra allemandes, puis fut engagé dans l’excellente troupe de l’Opéra de Zurich (où s’illustrait aussi Cecilia Bartoli), le miracle eut lieu en 2006, quand il auditionna au Metropolitan Opera à la demande du maître musical des lieux, maestro James Levine, pour le rôle d’Alfredo de « la Traviata ». Pourquoi le miracle se produit-il à tel moment plutôt qu’à un autre ? Comme il le dit drôlement (et modestement), le beau Jonas n’a pas eu le sentiment de faire brusquement un bond musical, mais dans le monde exacerbé du lyrique, le miracle se produit overnight pour des raisons mystérieuses.

Il avait donc 37 ans déjà, et c’est certainement une chance, comparé par exemple à son confrère Roberto Alagna qui débuta à 25 ans. « Je suis là pour durer » déclarait le nouveau « ténor superstar« . Attention ! La pression est si forte ! Il est si facile de se brûler les ailes, comme l’a fait un autre « ténor superstar », Rolando Villazón. « Il suffit de chanter un soir, une fois, une seule, le mauvais rôle, trop tôt, trop lourd pour la voix, on ne s’en remet pas », me disait le grand maestro français Alain Altinoglu.

Depuis sa révélation au Met, se produisant sur toutes les scènes les plus illustres, le très intelligent Kaufmann a géré sa voix avec un art consommé, sachant dire non, abordant progressivement les rôles les plus lourds, alternant sagement rôles lyriques et récitals de lieder. Et privilégiant les expériences les plus diverses, comme on a pu le voir cet été aux Chorégies d’Orange, où il se réjouissait de chanter le Don José de « Carmen » sous « le ciel étoilé de Provence et le souffle du mistral« , alors que Roberto Alagna surprenait la France entière en déclarant fin juillet qu’il faisait ses adieux aux Chorégies dans le rôle de Rigoletto, parce qu’il ne « supportait plus le stress de ce lieu immense en plein air ouvert à tout vent ».

Répétition de "La damnation de Faust". Photo: Lise Bloch-Morhange

Première de « La damnation de Faust ». Photo: Lise Bloch-Morhange

Mardi dernier, nouvelle expérience pour lui, dans le rôle-titre de « La Damnation de Faust »  d’Hector Berlioz (un échec cuisant à sa création en 1846 ) à l’Opéra Bastille. Ce fut une première houleuse, car dès le premier baisser de rideau des « Houh !!!!!! » et des sifflets copieux se firent entendre, s’adressant au metteur en scène, le letton Alvis Hermanis. Il s’agissait de la deuxième production de l’ère Stéphane Lissner, le nouveau patron, qui couronne ainsi sa carrière après avoir officié à la Scala de Milan (pas mal pour un Français), très connu depuis des décennies pour faire confiance aux créateurs, Patrice Chéreau notamment.

Sa première production de la saison, « Moïse et Aaron »  de Schoenberg , a déchaîné les passions, tout le monde ayant entendu parler de ce massif taureau blanc de une tonne et demi symbolisant le Veau d’Or, installé dans sa cage de verre, involontaire participant à la mise en scène saisissante en noir et blanc de l’iconoclaste Roméo Castellucci.

Dans son genre, Alvis Hermanis a fait encore plus fort, sa grande idée étant que le Faust du XXIème siècle est le grand scientifique Stephen Hawkins, réduit à la chaise roulante et à communiquer par ordinateur à cause d’une rare forme de sclérose. Le grand savant était là sur scène, immobilisé et crispé dans son fauteuil roulant (interprété par le danseur Dominique Mercy), et tous les protagonistes, de Faust à Marguerite en passant par Méphistophélès, n’ont cessé d’interférer avec lui, poussant son fauteuil de long en large. Faust, alias Jonas Kaufmann, finissant même, tout à la fin, à sa place dans son fauteuil. Quel symbole !

Comme on le voit, Hermanis n’hésite pas à affirmer fermement ses idées, trop lourdement selon bien des spectateurs, manifestant de plus en plus au fur et à mesure de la représentation qui se déroulait sur trois plans : vastes projections vidéo (planète Mars, fleurs, rats, fourmis, escargots, voûte céleste, replanète Mars , etc, etc), sur toute la largeur de la scène de Bastille, citations répétées de Hawkins projetées sur le rideau de scène, danseuses et danseurs aux gestes torturés (le plus souvent enfermés dans des cages de verre) lors des passages symphoniques, immenses et magnifiques chœurs omniprésents, et enfin les chanteurs un peu perdus parmi tout ce déploiement scénique.

« La Damnation de Faust » étant une légende dramatique (souvent donnée en version de concert) inspirée de Goethe, pas vraiment un opéra, cette façon d’occuper l’espace par une sollicitation visuelle continuelle, souvent répétitive, n’est pas forcément bienvenue. A l’entracte, la salle s’est partagée entre sifflets et applaudissements, selon une tradition bien parisienne, et ce jusqu’à la fin.

Voir Marguerite, alias notre excellente mezzo nationale Sophie Koch, chanter la « Ballade du roi de Thulé » sur fond de baleines se mouvant dans l’océan, puis son grand air « D’amour l’ardente flamme » sur fond d’escargots géants énamourés s’emmêlant les cornes, ou encore Méphistophéles (alias le merveilleux baryton-basse Bryn Terfel) interpréter « Devant la maison de celui qui l’adore » sur fond de fœtus dans le ventre de leur mère, relevait certes de choix étrangement appuyés.

Et Jonas Kaufmann ? Il faisait du Jonas Kaufmann, bien sûr, signant son retour sur la scène de Bastille, après son « Werther » de Massenet (avec Sophie Koch justement) de 2010 dans la talentueuse mise en scène de Benoit Jacquot et sous la baguette de Michel Plasson, superbe production qui le révéla au public français. Il chanta son premier air de « La Damnation » comme son air d’entrée de « Werther »,  dans un rêve plein d’intériorité. Car il est tout le contraire de ces ténors qui « crient » tout le temps.

Je me souviens m’être dit au début de « Werther » sur « une scène aussi immense, il chante l’opéra comme le lied »… Il est le seul à pouvoir le faire, à pouvoir passer aussi vite de la mezza voce au contre ut, à finir dans des pianissimi filés de plus en plus haut, comme dans son air d’entrée du troisième acte le 8 décembre « Merci, doux crépuscule ! ».

Et dans « Werther » comme dans « La Damnation », il a construit son personnage en amplifiant progressivement sa ligne vocale, nous laissant saisis, étourdis, quand il a atteint le paroxysme dans son grand air final de « La Damnation » «Nature immense, impénétrable et fière.. ». Sans projection vidéo, sans danseurs, sans chœurs, seul, enfin, sur la scène de Bastille.

Un air très applaudi, comme furent applaudis à juste titre, au salut final, tous les chanteurs, Kaufmann en tête, ainsi que maestro Philippe Jordan, qui avaient si bien servi la musique de Berlioz.

Lise Bloch-Morhange

Opéra Bastille, 11, 13,15, 17, 20 décembre 2015

Bryn Terfel, Jonas Kaufmann et Sophie Koch. Photo: E.Bauer

Bryn Terfel, Jonas Kaufmann et Sophie Koch. Photo: E.Bauer

La production de l’Opéra Bastille sera retransmise en direct dans le circuit UGC le 17 décembre, et visible sur le site gratuit Culturebox à partir du 19 décembre. Diffusion ultérieure sur France 3 et France Musique.

La saison 2015-2016 du Théâtre des Champs-Elysées est très kaufmanienne : après son apparition dans « Ariane à Naxos »de Strauss le 12 octobre dernier, puis son récital Puccini du 29 octobre, il interprétera les « Wesendonck Lieder » de Wagner le 19 mai prochain, puis « Le Chant de la terre » de Mahler le 23 mai.

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2 réponses à Voir Jonas Kaufmann et mourir

  1. Sélaudoux Marie-José dit :

    Très intéressant résumé de la carrière de Jonas Kaufmann et tout à fait d’accord pour louer les chanteurs de cette « Damnation de Faust », ainsi que, bien sûr, Philippe Jordan et l’orchestre de l’Opéra de Parisa, mais je trouve la critique trop gentille avec Alvis Hermanis dont la mise en scène prétentieuse et grotesque m’a mise au bord de la nausée.

  2. Cathie Hubert dit :

    D’accord avec cette analyse , je vais écouter Jonas partout en Europe et ne cesse d’ecrire ce qu’il m’inspire ! Merci! Damnation vue le 8 et j’y retourne le 20 pour l’entendre à nouveau.
    http://www.artandopera.com/#!artandopera/csf4

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