Le dernier verre

Il s’appelait Tocard mais c’était un fort caractère. Durant son enfance son père lui avait répété de ne jamais se laisser insulter à cause d’un nom qui représentait avec fierté toute une lignée de maçons. Au point que Didier Tocard s’était toujours toujours fait appeler par son nom de famille. Quand il disait « Tocard », son interlocuteur sentait tout de suite qu’une blague sur le sujet n’était pas une bonne idée. Même à l’armée ses chefs avaient préféré éviter l’impair. Ce n’était pas tant sa carrure de buffet creusois qui en imposait mais davantage son regard qui forçait le respect. Il avait la poignée de main solide et son rire résonnait fort devant le danger.

Il n’empêche qu’un jour de guerre, un drôle de vendredi qui s’achevait parmi les sables durs d’une région géologiquement hostile, le lieutenant Tocard fut attrapé par les soldats du camp d’en face alors qu’il se soulageait contre le tronc d’un arbre mort. En même temps qu’il sentit ce qu’il présumait avec raison être le canon d’un fusil dans son dos, il entendit une voix articuler dans un français que l’on sentait châtié : « Prenez votre temps ». Son détachement se trouvait de l’autre côté de la colline. Il entendait ses douze hommes plaisanter. Mais il ne pouvait pas les appeler.

Au septième jour de sa captivité dans une cellule semi-enterrée en ciment, il eut de la visite et ce n’était pas un simple gardien. « Alors c’est vous Tocard » lui dit celui qui semblait être, de toute évidence, le chef de cette garnison aussi modeste qu’isolée. Devant le silence de son interlocuteur, il répéta sa phrase en insistant sur l’article indéfini : « Alors c’est vous -le- fameux Tocard ». On sentait bien que le ton se voulait ironique et en même temps Tocard s’amusa d’y déceler une sorte de crainte diffuse comme un enfant insolent au bord de se prendre une gifle.
Néanmoins il fut énoncé au prisonnier que compte tenu de toute une série de paramètres et dans le cadre d’un accord de paix promis comme imminent, il avait été décidé de ne pas s’encombrer d’une bouche inutile à nourrir fût-elle une potentielle monnaie d’échange. Le lieutenant s’enquit alors de l’heure sinon de la date de sa libération prochaine, mais le commandant lui fit savoir « avec les regrets de l’unité » qu’il serait fusillé au coucher du soleil. Toutefois, l’ennemi se voulant bon prince, on accéderait à sa dernière volonté.

Au terme d’une courte réflexion et tandis que les deux hommes se faisaient face, il répondit qu’il voulait, juste avant d’être passé par les armes, adresser une lettre à sa famille et boire un verre de vin . Considérée comme raisonnable, sa demande lui fut accordée.

Une petite table en bois avait été installée dans la cour. On y avait disposé du papier ordinaire, une enveloppe et un stylo-bille. Alors qu’il rédigeait une lettre d’adieu à sa famille, dans un style marqué par l’usage désuet de mots déférents, on lui apporta un verre de vin blanc. Après avoir humecté la colle de sa langue et refermé l’enveloppe, il prit le verre avec une gravité non feinte et le porta à sa bouche sous le regard attentif du commandant. Le goût acide et le parfum d’éther de ce qui n’était pas autre chose qu’une vinasse à troufions lui arracha une grimace. Tocard fit immédiatement savoir que ce n’était pas acceptable quoique nul règlement à ce titre ne figurait dans les conventions internationales.
Avec humeur, le commandant lui rétorqua que son petit bataillon ne comptait pas de sommelier dans ses rangs et qu’au demeurant, sa déception ne durerait pas au-delà de la salve fatale. Le condamné répliqua qu’une telle compromission ne pouvait que ternir durablement l’honneur du proposant lequel devait bien avoir quelque part une réserve personnelle, ce genre de chose que l’on se partage  exclusivement entre officiers.

C’est ainsi que juste de avant se faire ligoter autour du poteau d’exécution, Tocard put absorber dans un honnête ballon, trois pleines gorgées de fine dont la provenance charentaise lui fut certifiée par le commandant lui-même. Et ce fut, pour le lieutenant qui de toujours avait été croyant, comme si toute la bienveillance de la Vierge Marie en personne lui avait irrigué le métabolisme. Une onde de chaleur sensuelle parcourut son corps, de ses larges oreilles en chou-fleur jusqu’à ses grands pieds. Il était (fin) prêt.

PHB

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