« Ce n’est pas parce que vous m’avez fait la cour dans le Connecticut… »

« … que je dois vous faire la cuisine à Zanzibar ». Cette bien jolie remarque, féministe, chargée d’humour, a été réentendue dimanche devant des spectateurs ravis, au Ciné 13 théâtre, tout en haut de l’avenue Junot dans le 18e arrondissement de Paris. Pour le centième anniversaire de la représentation des « Mamelles de Tirésias », il en a été donné une forme originale de condensé sous la forme d’une répétition dirigée par Guillaume Apollinaire lui-même, le tout mis en scène par Mathieu Sempéré. L’atmosphère était moins explosive qu’en 1917 au théâtre Maubel, mais la farce surréaliste a fonctionné encore, merveilleusement.

Lasse de son rôle de femme au foyer, Thérèse se débarrasse de sa poitrine, se laisse pousser la barbe comme un hipster précoce, se déclare féministe et proclame qu’elle veut désormais « agir à sa guise ». Elle a envie d’être soldat, d’aller à la guerre, d’être ministre, député, sénateur, mathématicien, groom, petit télégraphiste et déléguer la maternité aux hommes. Dans la pièce d’origine, il est dit qu’elle « entrouvre sa blouse dont il sort ses mamelles, l’une rouge, l’autre bleue et, comme elle les lâche, elles s’envolent », comme des « ballons d’enfants ».

De nos jours, dès que quelque chose échappe tant soit peu à la vie courante, chacun a vite fait de qualifier la situation de surréaliste. Plus tard il y a eu l’hyper-réalisme en peinture, mais rarement un terme, conçu par Apollinaire, n’a fait une aussi belle carrière, comme une sorte de joker à tout faire, tout qualifier. Dans la préface de son œuvre, Guillaume Apollinaire écrivait que pour « caractériser » son drame, il avait « forgé l’adjectif surréaliste » conformément à une nouvelle tendance de l’art. Selon lui explique-t-il plus loin, « quand l’homme a voulu imiter la marche il a créé la roue qui ne ressemble pas une jambe » faisant du « surréalisme sans le savoir ». Avec cette pièce qui ne se joue que bien trop rarement, il a surtout voulu amuser et cent ans plus tard, force est de constater que l’objectif est toujours atteint, même dans cette version réduite qui s’est jouée dimanche.

Dans le numéro 18 de SIC (pour Sons-Idées-Couleurs) qui parrainait le spectacle originel,  son directeur Pierre Albert-Birot avait fait un large compte rendu de la version de 1917 en précisant que la musique avait été écrite par Germaine Albert-Birot avec des décors signés Serge Férat (ancien directeur des Soirées de Paris) et Irène Lagut pour le costume de Thérèse. Il fustigeait au passage les « romantiques sinistres » qui avaient pour l’occasion « pris leur mine des plus mauvais jours », mais bien vite emportés par le « rire lyrique de l’auteur » tel le vent emportant les feuilles mortes dans « son tourbillon vainqueur ». En décembre 1916 déjà, dans un hommage non signé à Guillaume Apollinaire, il glorifiait l’esprit moderne cher au poète tout en notifiant aux « néfastes  troglodytes » de prendre le large.

Des aspects jugés rétrogrades ont été détectés dans les « Mamelles » car l’un des thèmes récurrents de cette pièce en deux actes (et un prologue) était de faire des enfants, sous-entendant le maintien du rôle de la femme au foyer et sachant que la guerre et ses millions de victimes mâles n’était pas encore achevée. La critique avait fait librement son travail. Dans le Petit Bleu, un certain Davin de Champelos, laissait aller son courroux en parlant de l’esprit nouveau comme de la « plus effroyables des fumisteries ». Le journal La Griffe publiait de son côté le 6 juillet son opinion en ces termes: « Cette pièce est une sorte de coup de gong et de coup de Zanzibar (lieu où se déroule l’histoire ndlr), une parodie d’on ne sait quoi, une charentonnade dédiée à on ne sait qui, c’est du Jarry (Alfred) montmartrisé, modernisé et martyrisé. C’est un appel à l’amour, une cacophonie voulue par un poète, une bravoure qui se moque des règles, des lois, du qu’en dira-t-on… ».

Cent ans plus tard, le vent lyrique de la pièce n’a pas défraîchi. L’humour  et la dérision de même qu’un féminisme efficace donnent à plein par des comédiens qui ne se forcent pas. Dans le spectacle joué dimanche où avaient été introduits en projection des décors de l’époque et des clins d’œil assez bien vus quoique discrets à notre société moderne, la meilleure des critiques se trouvait dans les réactions enthousiastes du public avec une Thérèse-Tirésias convaincante, portée par un souffle qui venait de très loin et en tout cas superbement inspirée.

Il reste à tenter de replacer dans un dîner en ville que ce n’est pas « parce que vous m’avez fait la cour dans le Connecticut que je dois vous faire la cuisine à Zanzibar » mais ça ne devrait pas être trop difficile si l’on en juge par la trajectoire centenaire du vocable « surréaliste ».

PHB

PS: L’affiche de « une » a été conçue par Madeleine Ravary

 

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2 réponses à « Ce n’est pas parce que vous m’avez fait la cour dans le Connecticut… »

  1. Ping : Manuel de campagne | Les Soirées de Paris

  2. BM Flourez dit :

    Imaginons un instant que tous les théâtres rouvrent, comme avant (la guerre), que le public confiné retrouve les fauteuils souples ou durs des salles libérées, et que ce public entende du directeur :

    « Pardonnez-moi cher Public
    De vous avoir parlé un peu longuement
    Il y a si longtemps que je m’étais retrouvé parmi vous
    Mais il y a encore là-bas un brasier
    Où l’on abat des étoiles toutes fumantes
    Et ceux qui les rallument vous demandent
    De vous hausser jusqu’à ces flammes sublimes
    Et de flamber aussi
    Ô public
    Soyez la torche inextinguible du feu nouveau »

    Que comprendrait-il le public ?
    Flamber ? vraiment ? de « vivre ensemble » alors…
    Qui connait encore le feu nouveau ?

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