Pépites musicales dernier cri

Hector Berlioz a dû en soupirer d’aise dans sa tombe, lui qui avait attendu vingt et un ans après sa mort pour voir son grand œuvre représenté à Paris ! Berlioziennes, berloziens, et vous tous qui ne le connaissez pas encore, réjouissez-vous : incontestablement, le grand événement discographique de ce début d’année est « Les Troyens » paru chez Erato, épopée virgilienne et shakespearienne que les frileux Français osent rarement aborder. Honneur à Erato pour s’être lancé, en plein marasme discographique, dans une entreprise de seize chanteurs, trois chœurs, et le plus vaste orchestre jamais conçu pour un opéra. L’enregistrement s’est déroulé en avril 2017 à Strasbourg, en version de concert, au cours de trois soirées publiques.

Certes, l’œuvre fut bien programmée à l’ouverture de l’Opéra Bastille en 1990, avec les fabuleuses divas yankees Shirley Verrett et Grace Bumbry. Puis en 2003 au théâtre du Châtelet, sous la direction de John Eliot Gardiner, maestro anglais et grand berlozien, tout comme son compatriote Colin Davis.
Le DVD encore disponible en témoigne, ce fut la révélation de l’exquise mezzo italienne Anna Caterina Antonacci en Cassandre, et la confirmation de cette autre grande mezzo Susan Graham, américaine celle là, dans le rôle de la reine Didon. Et surtout, pour moi, celle du ténor Gregory Kunde dans le rôle d’Enée. Sa voix ne m’a pas quittée depuis, je l’entends encore dans le grand duo d’amour, un des plus beaux qui soit, «Nuit d’ivresse et d’extase infinie ». Tel est l’opéra : une voix qui un jour vous saisit, et ne vous lâche plus. Je devais entendre à nouveau peu après, à la Maison de la Radio, son timbre ensoleillé dans le « Benvenuto Cellini » en version de concert du même Berlioz (voir le CD), m’émerveillant sur l’aptitude de ce garçon né dans l’Illinois en 1954 à capter si bien ces accents si français, tantôt héroïques et tantôt de velours.

Même interrogation quant aux « Troyens » d’Erato, qui fait la part encore plus belle aux Yankees, en la personne du maestro es Berlioz John Nelson, et de deux des trois rôles principaux. Mais revenons à la genèse de l’œuvre : Berlioz a traduit en vers assez fidèlement les livres II et IV de « l’Enéide » de Virgile (19-29 avant JC), elle-même assez inspirée de l’œuvre d’Homère, Virgile reprenant la tradition légendaire de la fondation de Rome par le Troyen Enée, fils de Vénus. Aux actes I et II, nous assistons au fameux épisode du cheval de Troie, mettant fin aux dix années de guerre entre Grecs et Troyens. Seule la troyenne Cassandre supplie en vain de ne pas laisser entrer dans la ville ce cheval monstrueux « haut comme une montagne », et choisira la mort plutôt que la domination grecque. Première partie dominée par une farouche figure féminine, celle de Cassandre, comme la seconde le sera par celle de la grande amoureuse Didon, la reine de Carthage, qui elle aussi, choisira le suicide.

Dans la deuxième partie, lors des actes III à V, nous suivons Enée, ayant fui Troie par la mer, abordant à Carthage, et la grande passion qui l’unit à Didon. Mais le destin et Rome à fonder l’attendent, et l’opéra tout entier est ponctué de ces cris : « Italie ! Italie ! ». Si le rôle de Cassandre est tenu par la flamboyante mezzo canadienne que nous connaissons bien Marie-Nicole Lemieux, au meilleur de sa forme, les rôles d’Enée et de Didon reviennent au ténor US Michael Spyres et à sa compatriote, la fabuleuse mezzo Joyce di Donato, une des reines du Met que l’on aimerait entendre un peu plus sur nos rives. Si Spyres ne me fait pas oublier Kunde, Joyce est stupéfiante en reine amoureuse blessée à mort par l’abandon d’Enée, et prouve, one more time, que la mondialisation règne plus que jamais à l’opéra (Caruso n’a-t-il pas enflammé le Met plus de six cents fois dans les années 1900-1920 ?). Cela dit, une des qualités de cet enregistrement est d’avoir confié tous les rôles secondaires à de jeunes chanteurs français de premier plan, tel le ténor Stanislas de Barberac interprétant avec poésie l’air très élégiaque d’Hylas au début de l’acte V. Bonus très appréciable avec un DVD restituant l’enregistrement live des principaux airs, en particulier le finale de l’acte I, le duo d’amour, et les grands airs de Didon de l’acte V.

Si de grandes maisons comme Erato peuvent se lancer dans une aventure aussi grandiose que Berlioz et ses Troyens, il existe heureusement des labels plus modestes comme Aparté, fondé en 2010 par Nicolas Bartholomée, directeur des studios d’enregistrement Little Tribeca, qui nous a livré pépite sur pépite ces derniers temps.
Ainsi Aparté vient-il de sortir sa cinquième « tragédie en musique » de Lully, « Alceste », avec l’excellent ensemble de musique baroque aux multiples récompenses « Les Talents lyriques », créé en 1991 par Christophe Rousset. Imaginée par le compositeur préféré de Louis XIV en collaboration avec son librettiste favori Philippe Quinault, l’intrigue n’est pas sans rappeler celle de l’« Orfeo » de Monteverdi ou de l’« Orfeo ed Euridice » de Gluck. Et c’est justement dans la deuxième partie, lorsque la princesse thessalienne Alceste se poignarde pour sauver la vie de son époux le roi Admete et que son amoureux Alcide exige du roi qu’elle devienne son épouse s’il parvient à la ramener des Enfers, que nous sommes empoignés par les accents lyriques des ombres infernales. Pourtant, tout se terminera bien ! Une référence de plus au crédit des « Talents lyriques » et d’Aparté.

Toujours avec Christophe Rousset, claveciniste à ses heures, Nicolas Bartholomée a pris la liberté d’enregistrer des pièces de clavecin d’un certain Claude-Bénigne Balbastre (1724-1799), tout à fait agréables à découvrir. Sans oublier l’enregistrement des concertos 23 et 24 de Mozart avec l’excellent pianiste François Chaplin, ou l’envie de distribuer le CD « Liszt, Debussy, Scriabin » sous les doigts de Cyril Huvé sur un « piano augmenté révolutionnaire », un grand queue de concert inventé par un Français des environs de Fontainebleau. Et sans oublier de demeurer fidèle à Blandine Verlet, grande dame du clavecin, gravant pour la seconde fois les 13e et 18e ordres du Troisième Livre de Couperin.
En 2017, le patron d’Aparte a également ouvert les portes de son studio au chef d’orchestre franco-américain David Stern et son ensemble sur instruments anciens « Opera Fuoco » pour enregistrer le CD « Berenice, che fai ?». L’idée était la suivante : prenons cette scène de la folie amoureuse, la « Scena di Berenice », écrite par Metastasio (poète né à Rome en 1698, mort à Vienne en 1782), qui a inspiré tant de compositeurs, et faisons-la interpréter par trois générations de sopranos. Ce morceau précurseur des airs de concert nous dépeint l’égarement de Bérénice apprenant la mort de son amant Demetrio, et la succession de ses états d’âme. On nous en présente diverses versions, de celle d’un Mozart de onze ans à celle très achevée de Haydn, la plus connue, en passant par celles de Mariana Martinez, Antonio Mazzoni, et Johan Hasse. Des trois sopranos, Lea Desandre, Natalie Pérez et Chantal Santon-Jeffery, la critique s’accorde à donner la préférence à Lea Desandre, qu’elle ne cesse d’encenser depuis quelque temps. A chacun de trancher…

Lise Bloch-Morhange

www.warnerclassics.com
www.apartemusic.com

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2 réponses à Pépites musicales dernier cri

  1. solange dit :

    Toujours aussi intéressants les articles de Lise Bloch-Morhange.
    Je coure acheter « les troyens « !

  2. Ping : Berlioz versus Offenbach | Les Soirées de Paris

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