Tous les Pessoas s’exposent à Madrid

En portugais, Pessoa signifie personne, dans le sens positif du substantif français : une personne, un être qui est là, tangible et vivant ; si loin, ce sens français, de son étymologie latine, per-sona, à savoir «masque d’un acteur», porte-voix, écran. Pessoa, c’est donc à la fois l’individu réel et son masque fictif. Et Fernando Nogueira Pessoa, né à Lisbonne en 1888, mort dans la même ville en 1935 d’une cirrhose du foie, fut à la fois un employé discret, un journaliste vibrionnant, un créateur inlassable et un poète multiple.

Le génie du poète risque désormais d’être dépassé par l’aura des personnages dont il s’est entouré. Pessoa a en effet écrit des centaines de textes en son propre nom, mais il en a écrit des milliers signés par des pseudonymes auxquels il donnait une épaisseur de personnages vivants, se façonnant ainsi plus d’une centaine d’identités, écrivant dans plusieurs langues — le portugais, certes, mais aussi deux plaquettes de sonnets anglais et un ensemble de poèmes en français. Ces pseudonymes, si incarnés qu’on les appelle des hétéronymes, correspondent chacun à une perception du monde et à une vision de la poésie : le panthéiste Alberto Caeiro, le futuriste Alvaro de Campos, le néoclassique Ricardo Reis, et bien sûr le post-symboliste Fernando Pessoa, auxquels s’ajoute le prosateur mélancolique Bernardo Soares, signent des poèmes dont le grain, le style, les contenus sont si radicalement différents que, du vivant de Pessoa, l’affabulation fonctionna durablement. Si bien que le vertige pseudonymique de cette «coterie inexistante», comme Pessoa lui-même désignait ses hétéronymes, participe du mythe qui le nimbe.

Un autre élément du mythe Pessoa est la «malle pleine de gens», selon la formule d’Antonio Tabucchi, à savoir la masse d’inédits, près de 30 000 feuillets, qui, longtemps après la fin glauque de l’existence discrète du poète, ont été retrouvés, rassemblés, édités, réédités, traduits et retraduits. Les textes publiés de son vivant, parus dans des revues le plus souvent éphémères, sont une part éclatante mais fragmentaire de son œuvre, dont la majeure partie demeure chaotique et posthume, objet de maintes éditions critiques qui composent un autre labyrinthe, superposé à celui des hétéronymes.

Comment revenir alors aux textes, si leur genèse est si romanesque et brouillée ? Peut-être en faisant un détour par le Museo Reina Sofia de Madrid, qui accueille pour quelques semaines encore une exposition intitulée «Pessoa. Tout art est une forme de littérature» —d’après une formule d’Alvaro de Campos : «Tout art est une forme de littérature, parce que tout art, c’est dire quelque chose. Il y a deux manières de dire – parler et se taire. Les arts qui ne sont pas la littérature sont les projections d’un silence expressif. Il faut chercher dans tout art qui n’est pas la littérature la phrase silencieuse qu’il contient, ou le poème, le roman, le drame».

Dans cette exposition touffue, la littérature est donc comme un fil rouge subtil, et le propos et de faire percevoir, salle après salle, école après tendance, la phrase silencieuse de cette modernité isolée, la variété bigarrée et parfois blagueuse des courants artistiques contemporains de ce poète solitaire pour qui je était autres — des courants qui très souvent désignaient Pessoa comme leur inventeur ou mentor. Ces courants aux noms en –isme, pauisme d’après un poème de Pessoa intitulé «Pauis», intersectionnisme, sensationnisme, tracent les différentes voies des avant-gardes portugaises juste avant la première guerre mondiale, toutes aimantées par l’exigence formulée par Pessoa : «créer un art cosmopolite dans le temps et dans l’espace». Les artistes portugais dialoguent de loin avec le Futurisme italien, le poète Mario de Sa Carneiro s’installe à Paris d’où il dirige la merveilleuse revue Orpheu et où il se suicide en 1916, les peintres Santa-Rita Pintor et Amadeo de Souza Cardoso s’aventurent également dans la capitale française et en reviennent avec de nouvelles formes. La mort prématurée de ces trois artistes et la dictature qui s’installe au Portugal sont les causes premières de l’étiolement de la modernité portugaise, diluée dans un classicisme formel au sein duquel Pessoa et son complice Almada Negreiros vont faire figure de guetteurs mélancoliques.

De ce modernisme composite qui brûle de toutes les étincelles des avant-gardes européennes, on trouve les archives éclatantes dans le gros catalogue (en espagnol et en anglais) où les reproductions des 200 œuvres exposées alternent avec les textes fondateurs – où l’on retrouve donc la littérature, poèmes, lettres et manifestes. C’est avec émotion que nous lisons le nom d’Apollinaire tracé dans une élégante carte postale en forme de calligramme de Mario de Sa Carneiro à Pessoa, que nous accompagnons Sonia et Robert Delaunay dans le nord du Portugal pendant la guerre, qui rêvent de monter des «expositions mouvantes» à travers l’Europe. Par-delà leurs singularités, les avant-gardes étaient alors une vaste aspiration collective et polymorphe à, comme le souhaitait Alvaro De Campos, «tout ressentir, de toutes les manières».

Isabel Violante

«Fernando Pessoa. Tout art est une forme de littérature».
Museo Reina Sofia, Madrid, du 7 février au 7 mai 2018

Amadeo de Souza-Cardoso en 2016 au Grand Palais

 

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